EMPRUNTANT À SON EXPÉRIENCE PERSONNELLE, LE CINÉASTE NORVÉGIEN ERIK POPPE SIGNE LE PORTRAIT D’UNE PHOTOGRAPHE DE GUERRE CONFRONTÉE AU DILEMME D’UNE VIE. SUFFOCANT.

Dans une existence guère éloignée, Erik Poppe a été photographe de guerre, passant le plus clair des années 80 à courir le monde pour l’agence Reuters notamment, du Moyen-Orient à l’Afrique et jusqu’en Asie du Sud-Est, avant de démissionner (« J’aurais voulu plus de contrôle sur mon travail ») pour s’atteler à autre chose -il étudie quatre ans au Dramatiksa Institutet de Stockhom avant de devenir chef-opérateur (pour Bent Hammer entre autres), et bientôt cinéaste.

Après une trilogie norvégienne, cette expérience lui a inspiré son premier film en anglais, A Thousand Times Good Night, un drame suffocant s’ouvrant dans la tension de Kaboul. Et qui va osciller ensuite entre le Kenya et l’Irlande, le chaos planétaire et un calme précaire, en écho aux interrogations de Rebecca, sa protagoniste centrale, une correspondante de guerre tiraillée entre sa volonté de témoigner des drames contemporains et son aspiration à rester auprès de ses proches -son mari et ses deux filles, en l’occurrence. « A chacun de mes longs métrages précédents, d’anciens collègues journalistes me demandaient quand j’allais tourner un film sur mon histoire, explique Erik Poppe. Je me suis posé la question du comment, et j’ai réalisé que cet angle était le plus honnête. Beaucoup de films romantisent le travail de correspondant de guerre. Mais la question n’est pas tant de savoir comment survivre sur le terrain, parce qu’on s’y habitue et on développe certaines aptitudes, que de revenir à la maison et de survivre au quotidien de la vie moderne et du retour chez soi, tout en devant faire face à une certaine incompréhension… »

S’il a choisi de décliner son rôle au féminin, ce n’est d’ailleurs pas tant pour brouiller les pistes que pour souligner la nature du dilemme au coeur de son propos –« cela devenait beaucoup plus évident pour les spectateurs à partir du moment où c’était une mère qui partait sur le terrain. Il est en outre important que des femmes fassent ce travail: de nombreuses zones de conflits se trouvent en territoire musulman, et vous comme moi, nous ne pourrions jamais raconter que la moitié de l’histoire. Rebecca peut allier les deux points de vue: elle peut discuter avec les hommes, et rentrer dans les maisons pour parler avec les femmes. » Une remarque dont la scène d’ouverture du film, sidérante, vient limpidement attester de la pertinence.

La colère bonne conseillère

Pour incarner Rebecca, Poppe raconte n’avoir pratiquement pas eu d’autre choix que Juliette Binoche: « Elle a l’intégrité, sa soeur est photographe, et elle s’est impliquée au sein de « Reporters sans frontières ». Juliette est une femme engagée, et elle était attirée par les questions soulevées par le film. Et puis, elle a deux enfants elle aussi, et pouvait donc comprendre mon rôle et se l’approprier. A Thousand Times Good Night parle autant de l’expérience personnelle de Juliette que de la mienne. » L’actrice au profil international est tout à fait convaincante, en effet, sous les traits d’une mère aimante mais accro au danger jusqu’à l’inconscience, ou peu s’en faut. « C’est une dépendance, opine Erik Poppe, tout comme l’on devient accro au besoin impérieux de raconter ce dont on est le témoin. Avec le temps, on réalise toutefois que cela ne vaut sans doute pas la peine de repousser les limites au point d’envisager d’y laisser sa peau. On veut faire son métier, mais aussi rentrer chez soi. Ce sont surtout les jeunes qui se font tuer; les plus âgés savent comment s’en sortir, et sont les meilleurs sur le terrain. »

Le travail de photographe de guerre a sensiblement évolué, à une époque où le public est soumis à un feu nourri d’images de toutes provenances. « C’est pourquoi la présence de professionnels sur le terrain est plus importante que jamais », souligne Erik Poppe, qui, « au risque de passer pour fou », voit dans les journalistes « les principaux garants de la paix (…). » L’homme qui estimait de sa responsabilité de témoigner n’envisage pas vraiment autrement son métier de cinéaste: « Je ne veux pas donner de réponses, mais je tiens à soulever des questions qui parlent aux spectateurs. Il s’agit, à mes yeux, de la seule raison de faire des films. » Quant à savoir s’il est toujours habité par cette colère qui l’animait alors? « Oui, absolument. Vous avez la conclusion: la passion se nourrit de quelque chose. Un feu a besoin d’air et de combustible pour brûler. J’étais en colère à l’époque, et je le suis toujours aujourd’hui, mais je peux désormais composer, et essayer d’utiliser cette colère, pour raconter des histoires… »

ENTRETIEN Jean-François Pluijgers, À Marrakech

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