POUR SON HUITIÈME LONG MÉTRAGE, LE CINÉASTE TEXAN DÉPLOIE SON UNIVERS DANS UN PALACE DE L’EUROPE CENTRALE DES ANNÉES 30, CADRE D’UN FILM FOISONNANT ET SURPRENANT. TOUR DU PROPRIÉTAIRE

A l’en croire, ses films ne lui ressemblent pas –« ils me sont étroitement liés, bien sûr, mais sont fort différents de ce que je suis dans la vie ». Impossible, pourtant, à le découvrir, tiré à quatre épingles, dans ce salon d’un palace berlinois qui aurait fort bien pu s’appeler The Grand Budapest Hotel, de ne pas faire le lien avec les personnages, délicieusement excentriques, qui peuplent son univers, ces Tenenbaum, Whitman ou autre Fox avec qui il partage une élégance hors du temps, parmi d’autres affinités. Mais « dans un film, on essaye constamment de produire une forte impression, ce qui est sans doute à l’exact opposé de ce à quoi j’aspire au quotidien », complètera-t-il…

Du côté de Stefan Zweig

Assurant alors la promotion de Moonrise Kingdom, son précédent opus, Wes Anderson nous confiait vouloir tourner un film en Europe –« une histoire située dans un endroit imaginaire, dans laquelle il n’y aurait pas de famille », allusion à ce motif récurrent de son cinéma. Promesse tenue avec The Grand Budapest Hotel, film d’ensemble se situant dans une république fictive de l’Europe centrale des années 30. Rarement avare de sources d’inspiration, le réalisateur évoque celles, diffuses, de Eichmann à Jérusalem: rapport sur la banalité du mal de Hannah Arendt, et de Suite française de Irène Némirovsky, le contexte du film étant celui de la montée du nazisme. Il y ajoute l’influence, plus sensible sans doute, de Stefan Zweig, l’auteur autrichien à qui il a emprunté un modèle de structure narrative, mais aussi un parfum singulier. « Je n’ai découvert Stefan Zweig que voici sept ou huit ans, lorsque j’ai lu La pitié dangereuse, explique-t-il. Son oeuvre était épuisée depuis longtemps et n’était plus guère connue aux Etats-Unis, jusqu’au moment où deux éditeurs, New York Review Bookset Pushkin Press, ont commencé à la rééditer. Je m’y suis plongé, et j’ai immédiatement apprécié. L’histoire de The Grand Budapest Hotel n’a rien à voir directement avec Zweig lui-même, mais la forme, le style et le cadre viennent de Zweig, et une partie des personnages ont bourgeonné au départ de son oeuvre. » Et d’encore préciser, dans la foulée: « Je n’avais lu nulle part ailleurs une telle description de la période antérieure à la Première Guerre mondiale notamment. Et Zweig relève, avec un grand souci du détail, des choses dont d’autres auteurs semblent ne pas vraiment se soucier. Il prend le temps de vous décrire avec minutie chaque journal du matin -c’est très vivant, et inhabituel. » Que l’on songe à la précision maniaque d’un Anderson, dont les films ressemblent parfois à des maisons de poupée, et l’on comprend qu’il y ait eu là comme l’évidence d’une communauté d’esprit, en plus de nourrir la fibre volontiers nostalgique du film.

Après tout, il y est en effet question d’une époque portant la promesse de son deuil prochain, perspective dont les protagonistes auraient d’ailleurs la conscience, inquiète. Concierge zélé du Grand Budapest Hotel, et figure excentrique comme il se doit, en plus d’incarner des valeurs surannées, Monsieur Gustave veille sur une société qui s’éteint, dans un environnement qui en serait le symbole. « J’ai toujours aimé les histoires se déroulant dans un endroit auquel correspond un système, et où beaucoup d’histoires peuvent se produire simultanément », relève Anderson -l’hôtel succédant, dans sa filmographie, au bateau de The Life Aquatic ou au train de The Darjeeling Limited. A défaut de se mouvoir, ce cadre-matrice serait aussi, pour le coup, le témoin privilégié de la marche du monde et des tensions y étant à l’oeuvre. Postulat que traduit le design changeant d’un décor emménagé dans un ancien grand magasin de Görlitz, ville située au carrefour de l’Allemagne et de la Pologne, et à portée de la république tchèque –« soit au croisement même d’endroits ayant contribué à l’inspiration du film ». Et le réalisateur d’encore expliquer:

« L’histoire se déroulait à différentes époques: les années 30, où cet hôtel, cette ville et cette société étaient à leur apogée, et les années 60, où l’hôtel était dans un état délabré, après avoir décliné. Nous avons voyagé en Europe de l’Est à la recherche du cadre idoine, et c’est là que nous avons compris que les années 60 devaient évoquer la période communiste, étant moins le reflet d’un déclin que d’une idéologie, s’exprimant dans l’architecture. C’est quelque chose que j’ai remarqué à différents endroits, comme le Gellert, à Budapest, où l’on a, sous les yeux, l’ancien hôtel et ce qu’il est devenu ensuite, ou encore à Karlovy Vary. Le design du film et sa signification sont venus de là. »

Appellation non contrôlée

Puisque l’on est chez Wes Anderson, le réalisateur de The Royal Tenenbaums et autre Fantastic Mr Fox, l’ensemble ne se départit pas, pour autant, d’un tour résolument loufoque. On peut parler de choses graves et rester léger, en effet, et le cinéaste ne cache pas l’impact qu’a eu sur lui, et sur ce film en particulier, la comédie américaine de la grande époque. Plus qu’avec la capitale hongroise, le titre du film aurait ainsi beaucoup à voir avec… Hollywood. « En cours de route, je me suis mis à envisager The Grand Budapest Hotel comme un film hollywoodien des années 30, mis en scène par un réalisateur originaire d’Europe de l’Est. Un de mes films préférés dans le genre est The Shop Around the Corner de Ernst Lubitsch, qui se déroule à Budapest. Peut-être le titre fait-il référence à cela, mais il y a aussi le fait que l’on puisse fort bien trouver un « Hôtel de Paris » à Londres, par exemple, cela n’a rien d’exceptionnel. A Budapest, justement, ils ont le « Café New York ».

Et puisque l’on est chez Wes Anderson, toujours, l’on ne s’étonnera pas non plus de voir le film s’appuyer sur une mise en scène virtuose, et autres trouvailles visuelles particulièrement bluffantes. Le réalisateur réussit même le tour de force de changer de cadre chemin faisant, passant d’un format large à celui, presque carré, du 4:3 à mesure qu’il remonte le temps. « Il y a longtemps que j’avais envie de tourner un film en 4:3, souligne-t-il à ce propos. Tandis que nous développions l’histoire, je me suis dit que chaque segment pourrait être fait différemment, avec un type d’objectif spécifique à chaque période, chacune d’entre elles devenant, en quelque sorte, un film propre. Et puis, le concept a évolué. Maintenant que les projections se font digitalement, tout s’en trouve simplifié. Avant, il aurait fallu modifier l’ouverture du projecteur en fonction des formats… »

Le procédé participe, en l’occurrence, au plaisir communicatif émanant de son cinéma. Maître ès artifices –« J’essaye de créer une expérience particulière », dit-il-, Wes Anderson a ainsi construit, film après film, en plus d’un petit monde, un style définitivement inimitable -à se demander s’il pourrait d’ailleurs un jour s’en écarter. Question dont il avoue qu’elle ne l’effleure même pas: « Honnêtement, je n’y pense jamais. Quand j’entame un film comme celui-ci, j’ai ces personnages à l’esprit, une série de décors, je tente de leur donner vie avec un luxe de détails pour les rendre intéressants et mémorables. Je ne raisonne jamais en termes de manière de procéder par rapport à d’autres: je fais de mon mieux, et il en sort quelque chose. Même si j’ai pris toutes ces décisions en cours de route, ce qu’elles donnent une fois additionnées me surprend toujours -moi, autant que les autres. »

RENCONTRE Jean-François Pluijgers, À Berlin

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