Le passeur

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Enregistré à Montreux en 1967, Charles Lloyd, en formule quartette, était alors au sommet d’un art qui en faisait l’égal de ses plus grands prédécesseurs.

C’est l’un des très grands disques d’un quartette qui fut, dans les années 60 du siècle dernier, l’idéale passerelle entre l’orthodoxie hard bop de l’époque et l’explosion de l’avant-garde du jazz connue sous le nom de free jazz ou, encore, de « New Thing ». Alors que ce dernier se répandait comme une tempête sur le Vieux Continent, Charles Lloyd se retrouvait au centre d’une querelle opposant, en Europe, les anciens et les modernes. Même s’il est apprécié par les deux groupes, chacun émet des réserves sur certains aspects de sa musique -mais ce ne sont pas les mêmes. Trop radical pour les premiers, trop classique pour les seconds, le saxophoniste et flûtiste, au terme d’une longue retraite volontaire qui durera de 1970 à 1982, ne sera pleinement reconnu par la critique internationale que lorsqu’il signera en 1988 avec le label ECM, alors même que le chemin qu’il a parcouru depuis ses débuts est d’une parfaite rectitude. Charles Lloyd sera le chantre du jazz modal que ses contemporains Miles Davis, Bill Evans et John Coltrane avaient introduit en 1959 avec Kind of Blue. Cette approche de la musique héritée, notamment, des musiques populaires asiatiques est pour Lloyd aussi naturelle que le bop, le blues ou la soul -toutes choses dont il est imprégné depuis sa jeunesse, ce qui en fera le seul des pionniers de l’avant-garde du jazz à recevoir une reconnaissance enthousiaste des amateurs de rock (et autres produits psychédéliques) qui l’amèneront à se produire au Fillmore West de San Francisco, au même titre que les plus grands groupes pop-rock de l’époque.

Le passeur

Composé de Keith Jarrett, formidable d’inventivité au piano, de Ron McClure à la basse et de l’étincelant Jack DeJohnette à la batterie, le deuxième quartette de Charles Lloyd, dont l’existence durera trois ans, entre 1966 et 1968, va se révéler être le véhicule idéal de sa musique -même si la formation précédente était formée d’Herbie Hancock, Ron Carter et Tony Williams soit, à l’époque, la section rythmique de Miles Davis. Ce qui enchante immédiatement à son écoute relève de l’étonnante complicité télépathique qui existe entre eux tous. Liés par une formidable geste musicale, ils font aussi montre d’une spontanéité dont la fraîcheur débouche souvent sur la transe. Si le sommet de ce double album en est le Sweet Georgia Bright (clin d’oeil au classique du gospel) qui conclut le premier disque (le meilleur) et enchante tout en provoquant des réactions contrastées au sein du public -on y entend, pendant un solo de DeJohnette, des rires et un cri (chiqué!) alors que lors d’un solo, le batteur est en train de frotter une cymbale de ses baguettes-, l’ensemble du CD se montre d’une beauté solaire et fait de Montreux l’un des albums majeurs de la discographie d’un saxophoniste qui, l’âge aidant, deviendra le plus profond et le plus intériorisé de tous les grands souffleurs américains en activité dans la dernière décennie du XXe siècle, mais aussi au-delà.

Charles Lloyd Quartet

« Montreux Jazz Festival 1967 »

Swiss Radio Days/ TCB Music 02462 (Challenge Records).

9

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