Ysaline Parisis
Ysaline Parisis Journaliste livres

OEUVRE DE CHAIR – NICOLE CALIGARIS ROUVRE L’AFFAIRE DU JAPONAIS CANNIBALE ET RÉEXPLORE LES FAITS À LA LUMIÈRE D’UN PAMPHLET FÉMINISTE ET LITTÉRAIRE SANS CONCESSIONS.

DE NICOLE CALIGARIS, ÉDITIONS VERTICALES, 176 PAGES.

Le 11 juin 1981, Issei Sagawa, étudiant japonais en fac de lettres à Paris, 32 ans, invite chez lui une étudiante, Renée Hartevelt. Lui fait lire un poème en allemand, l’enregistre sur bandes puis la tue de deux coups de carabine dans le dos avant de s’adonner à une sorte de rituel cannibale amoureux -on retrouvera 39 photos montrant découpage et préparation culinaire des chairs de la jeune femme, ainsi, donc, que 7kg de morceaux de corps au frigo. C’est la terrible affaire dite « du Japonais cannibale »: un crime passionnel fiévreux, un fait divers dynamitant une à une toutes les coutures de la transgression. A l’époque, Nicole Caligaris a 22 ans, et fréquente assidûment les bancs du même séminaire de littérature qu’Hartevelt et Sagawa. Partage l’enthousiasme de ce dernier pour l’Eloge de l’ombre de Tanizaki. Débat littérature en terrasse avec lui et d’autres camarades de fac à la sortie des cours. Au lendemain du meurtre, elle doit reconnaître la bizarre proximité qui la lie à l’événement, à son ombre, à sa marge.

Fait étonnant: elle décide alors d’écrire à Sagawa. Il lui répond de sa prison. Au total, c’est huit lettres qu’ils échangeront entre 81 et 82 (la reproduction de celles de Sagawa en fin de livre est un moment de lecture très particulier, dans un français étrange, suintant une sorte de naïve tristesse).

Bientôt libéré pour irreponsabilité mentale et rendu au Japon, Sagawa écrit alors un livre, accorde des conférences, joue dans un film porno et fait le cannibale dans des talk-shows. Les Rolling Stones lui écrivent une chanson, Too much blood.

La nuit de l’homme

Nicole Caligaris, elle, plonge dans un silence de 30 ans face aux événements, qu’elle décide de réexplorer aujourd’hui. Qu’on ne s’y trompe pas: Le paradis entre les jambes ne vise pas la chronique criminelle, la reconstitution sensationnelle des faits ou la course fascinée à la révélation choc. Se gardant bien de tenter de comprendre ou d’expliquer quoi que ce soit du geste monstrueux de Sagawa, Caligaris décide à vrai dire de se mettre elle-même sous la lentille, cherchant à écouter les échos de ce passé dans sa propre histoire et sa future vie d’écrivain. Le livre mute alors vers autre chose, mi-autoportrait, mi-pamphlet féministe, pistes téléscopées dans une question unique, celle de l’identité féminine et de la possession sexuelle. C’est que dès l’enfance, Caligaris ressent avec violence les carcans entre lesquels on cherche à asseoir sa condition féminine naissante, dans laquelle la domination masculine semble ne voir que proie sexuelle ou matrice maternelle. Elle arrache sa vocation d’écrivain à ces tréfonds-là, dégoupillant dès lors chacun des mots de ses livres comme une bombe contre les sous-entendus de séduction, de délicatesse et de beauté faits à son sexe. « J’ai le paradis entre les jambes. A condition d’y consentir. Chacune de mes phrases est écrite pour m’extraire de ce consentement. »

Histoire de noirceur, de répulsion, d’ingestion, de brutalité, de tabous, Le paradis entre les jambes n’est pas un livre complaisant. Caligaris y descend en rappel dans « la nuit de l’homme« , délogeant ses recoins les plus glauques. Plus qu’une posture, un véritable credo: « La littérature n’est ni propre ni convenable, n’a rien à voir avec l’élégance, elle est obscène, sous-consciente de ses enjeux. » Nous voilà prévenus.

YSALINE PARISIS

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