OISEAU DE NUIT, LE BRUXELLOIS À LA POÉSIE URBAINE, CRUE ET MASCULINE SORT UN NOUVEL ALBUM AU NOM DE POISSON LANTERNE ET EMBARQUE FOCUS POUR UNE VIRÉE NOCTURNE.

18:00

L’inénarrable et truculent Jo Dekmine, 82 ans, le cheveux ébouriffé et le verbe haut, attend au bar de son théâtre, le 140, une bouteille de vodka au frais. C’est dans son antre qu’on a fixé rendez-vous à Veence Hanao. Première étape d’une nuit d’errance, de glandouille et de rencontres à parler de son nouvel album Loweina Laurae, de lui, de son noctambulisme insomniaque: « Je me souviens d’un concert ici: après trois morceaux, je m’éclipse des planches et réapparais dans la salle par la porte d’entrée. Je croise un couple qui ne me reconnaît pas. La femme me dit: « Mon mari et moi, on s’en va. Le spectacle est affreux. Par contre, il a oublié son chapeau. Si vous pouviez le ramener à l’accueil. On viendra le rechercher… »

Ça fait rire Jo. Jo lui a raconté son théâtre, les prestigieux artistes qui en ont foulé les planches. Il lui a même sorti des coupures de presse. Une critique catastrophique de Gainsbourg: « Quelqu’un dont on n’entendra plus jamais parler…  »

Dekmine a accueilli Veence dans ses murs par deux fois, pendant plusieurs soirées. Il l’a découvert au Botanique. « On sortait d’une résidence de quatre jours. Et au deuxième morceau, plantage de laptop. Obligation de passer au-dessus du truc. J’improvise. Je sors de scène. Je tape dans un mur de colère. Je me pète la main. Et cinq secondes après, Jo débarque dans ma loge. »

« C’était une vraie parole. Il y a des slammeurs un peu courts. Courts de tête et forts d’épaule. Je connais peu de choses. Mais beaucoup ne m’ont pas exalté, explique Jo Dekmine. Je ne dirai pas ce que je pense de Grand Corps Malade mais tout de même. On me le citait en exemple. Je me disais mais non, c’est un Breton. Il a le droit d’être breton. Mais à ce point breton, ça me paraît beaucoup. Il n’est pas breton d’ailleurs. Ça doit être un Parisien. Sans doute malade. Mais je vois très peu de signes de sa maladie. Je le trouve affreusement bien portant. C’est bien torché. Bien écrit. Mais, c’est l’une de mes réserves face au slam, politiquement correct.  »

Veence Hanao ne fait pas de slam. Pas plus que du rap ou de la chanson. Veence est un électron libre. Libre comme cette parole qui claque et plaît tant à Jo: « Nous sommes tous des malades en bonne santé. Nous éprouvons des choses mais nous cachons celles qui sont crépusculaires. Veence, lui, parle. Et c’est quand même glauque n’est-ce pas. Je perçois en lui du Rimbaud, du Verlaine. Du Tarkos aussi: un poète français mort à 40 ans qui déconstruisait la langue pour la réinventer. Exactement comme Picasso détruit les lignes et les formes pour les reconstruire. Il est important aujourd’hui de casser les mots pour les retrouver. De briser les images pour qu’elles deviennent réellement vivantes. »

21:00

Troisième tournée de Carlsberg au Café Panisse. Un recommandable petit resto méditerranéen. A côté de Veence, il y a Bruno. Bruno Tracq. Le Français a débarqué à l’INSAS après des études de cinéma à Montpellier. Il enseigne à l’ERG. A bossé pour Jaco Van Dormael sur le montage d’Eole et Mister Nobody. Puis aussi réalisé des clips de m’sieur Hanao et géré l’artwork de son nouvel album. « Je n’écris jamais sur commande. C’est pour ça qu’il s’est écoulé quatre ans depuis Saint-Idesbald, raconte Veence. J’écris quand j’en éprouve vraiment le besoin. Quand je suis heureux, je veux juste vivre mon bonheur tranquille sans le raconter ou l’étaler. Par contre, quand je me sens mal, c’est comme si j’avais le brûlant. Qu’il fallait que je sorte des choses. Une certaine intensité, une urgence qui me pousse à faire de la musique. »

Cette intensité, elle transpire, suinte même, de textes durs, cinglants, incisifs… Drôles aussi pour ceux qui savent en rire. « Le côté je me fais chier, je raconte de la merde, ça me fait marrer. Rien n’est grave. Je dis plein de choses très noires mais ce n’est jamais dramatique. D’accord, le premier morceau débute sur « Je te vendrais bien du rêve avec des couplets vides » et se termine avec « Qui envoie les mouches sur les plaies béantes« . Tu n’écoutes pas ça sur la route des vacances. Allez, les enfants, on frappe dans les mains! Mais après, c’est Kick, Snare, Bien. Ce gimmick d’une génération qui s’abîme vachement raconte une constante de l’autodestruction mais fait bouger les têtes. Constater ne signifie pas dramatiser. C’est aussi rassembler, fédérer. »

« Cette manière d’être, d’envisager ce qui arrive à une génération spécifique, pas mieux pas pire que la précédente, me parle, commente Tracq. Le plus important, c’est de ne pas se complaire dans la victimisation, la dramatisation, le pathétique permanent et le « c’était mieux avant »…« 

Comme Bruno, Veence aura 30 ans cette année. « Les générations se définissent souvent avec le recul. Mais j’ai l’impression qu’on est la génération des extrêmes. On manque clairement de rêve. Beaucoup de jeunes se foutent en l’air et de plus en plus tôt. On est aussi la génération du porno super accessible. La génération du virtuel. De la disparition des supports. »

22:15

Pousse-café. L’heure avance. Veence est dans son élément. S’il a intitulé son disque Loweina Laurae, nom d’un poisson de nuit adepte de la migration verticale, c’est qu’il se retrouve en lui. « Il y a ce côté nocturne dans mon mode de vie. Dans mon processus de création. Fan de documentaires animaliers, je suis tombé sur un docu consacré aux poissons lanternes et j’ai découvert ce Loweina Laurae. Il vit dans un cadre super hostile. Et j’ai un rapport à la ville plus ou moins similaire au rapport de ce poisson avec son environnement. Il traîne dans les profondeurs, dans le noir. Il y reste terré le jour et, pendant la nuit, remonte dans les couches superficielles pour se nourrir. Il est d’apparence un peu monstrueuse. On le schématise. On le caricature. Je ne vais pas dire que c’est un poisson abyssal et que je suis dans mes tourments. Mais il y a un peu de ça. »

Pourquoi cet amour de la nuit? « Il y a moins de gens et, c’est très rappeur de base, j’ai du mal avec la réalité du jour: la centralité du travail, l’agitation, le stress, les transports en commun, les mecs qui se croisent sans se croiser. Petit à petit, après ma scolarité, je me suis décalé naturellement. Je n’ai jamais voulu ce statut de noctambule insomniaque. Il est venu à moi. Je ne sais pas si c’est mieux mais je retrouve les gens après leur journée de boulot. On boit des coups. Je les vois différemment. J’ai l’impression d’avoir la face B, mais la face vraie. Quand ils ont déposé leur costume à la maison…  »

23:00

Le night shop. Passage obligé dans la vie du noctambule. Réapprovisionnement. Clopes, bibine et sueurs froides. « Putain mon sac à dos. » L’ordi et la mixette ont gentiment attendu sur un banc pendant un gros quart d’heure devant l’église de la Trinité. « Sans eux, pas de concerts… » Grosse frayeur.

01:00

Simonis. A.R.E. Music Studio. C’est ici, dans le repaire de son manager Mike Toch, que Veence répète. Vieille connaissance, Mike essaie de l’aider sur la sortie du disque, l’évolution de son projet de carrière, son travail d’auteur compositeur… « Tu peux trouver beaucoup de partenaires mais souvent, ils ne prennent pas de risques, proposent des solutions que tu peux envisager toi-même. Certains labels en Belgique fonctionnent avec les mêmes moyens que les tiens quand tu es tout seul dans ta cave. C’est quoi l’intérêt? Ce ne sont pas des gens qui se mouillent. Je suis conscient que la réalité de Mike n’est pas la mienne. On sourit de ce grand écart. Mais c’est un jeune entrepreneur passionné. »

« Ma deuxième passion, c’est la cuisine. Et j’aime autant le cheeseburger que le caviar, image Toch. Je travaille pour l’instant sur des trucs plus mainstream (Jali par exemple). Avec des grosses majors. Des gros fonds. Des gros moyens. Mais Veence est l’un des auteurs les plus talentueux de sa génération en langue française. »

On parle de Babx, de Bashung et sa capacité à faire vivre les textes des autres. Rémi Zombek, qui accompagne Veence sur scène, est aussi passé boire des coups. « A la base, j’écoutais du jazz, du pop rock alternatif junkie folk. Mais quand je me suis intéressé au rap en français, j’ai passé trois carrefours et je suis tombé sur Veence. A travers VH et des projets comme Autumn. Il y a un côté très spontané dans l’écriture, nonchalant dans le flow et la manière d’aborder les sujets qui me touchait. »

Veence n’aime pas traîner en permanence dans les mêmes endroits. Ils lui donnent l’impression de tourner en rond. Mais il adore marcher la nuit. « Jusqu’à mes 26 ans, j’habitais Stockel. J’étais quatre ou cinq jours par semaine dans le centre, à faire l’une ou l’autre connerie. Et je suis toujours rentré à pied. Deux heures de marche. C’était génial. Ça me permettait de réfléchir. De dessaouler. »D’enregistrer aussi sur ses ancêtres de téléphone. C’est ce qui a donné naissance aux Dictaphone. Petites parenthèses d’ambiance qui rythment ses disques. « J’ai en marchant des idées qui peuvent le lendemain se révéler parfaitement bidon. Tu es bourré, tu crois à la magie et tu te rends compte que c’est super crétin et prévisible. Mais parfois non. Parfois, tu as un truc. Parce que t’étais à 4 heures du mat dans la rue, que tu as vu un bazar de dingue et qu’il fallait que tu en parles. ça m’arrive encore maintenant. Je peux rentrer et gueuler dans mon téléphone. Parce que je viens du rap. Parce qu’il y a des mots, des phrases, des pensées qui sortent. »

05:10

La nuit touche à sa fin. Le visage fatigué, les propos lucides, Veence résume la gestation de son disque tout juste dans les bacs, mais terminé depuis plus d’un an maintenant. « J’ai commencé en mai 2011. J’ai jeté plusieurs morceaux et puis est arrivé Kick, Snare que j’ai directement sorti en juin. En décembre, tout était en boîte. C’est super psychologique, ça m’a libéré. Débridé. Au début, je me demandais ce que je devais faire après Saint-Idesbald. Je me posais plein de questions qui m’empêchaient d’être spontané. »

Or chez Veence, c’est en chipotant que les choses se passent. « Je suis plus dans le bricolage que dans la musique pensée. La mélodie, la compo sont toujours accidentelles. La mélodie crée une ambiance sur laquelle le thème vient se dessiner. Les mots sortent dès que j’ai une boucle intéressante. C’est un truc d’autiste. J’écris en la laissant tourner de 23 h à 7 h du matin. Jusqu’à la nausée. Tous les gens qui font de la zik y sont exposés. J’ai même de la chance. Certains bossent sur un titre pendant quinze jours. »

C’est avec son vieux pote Noza (Baloji, Carl) que Veence a appris la création dans le moment présent. « Ce jusqu’auboutisme. On allait dormir quand c’était fini. Déglingués. On se réveillait, couchés comme des vieilles étoiles de mer desséchées et on se disait putain, il s’est passé quelque chose. On ne touchait presque à rien. Remettre en question ce que tu viens de faire peut te fragiliser. Ce qui ne veut pas dire que tu as raison. Mais ça te rend moins vrai. Tu t’es vautré, tu t’es vautré. ça arrive à tout le monde. Tu te le prends juste un jour dans la tronche. » Le taxi klaxonne. Boucle le tour de l’horloge. Sur ce coup-là, l’artiste peut dormir sur ses deux oreilles.

RENCONTRE JULIEN BROQUET – PHOTOS JULIEN HAYARD

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