CHARLIE KAUFMAN DÉCLINE SON UNIVERS DANS UNE COMÉDIE EXISTENTIELLE ANIMÉE EN STOP-MOTION. UN PETIT BIJOU D’INTELLIGENCE ET D’ÉMOTION CONSACRANT LE GRAND RETOUR DE L’AUTEUR D’ETERNAL SUNSHINE OF THE SPOTLESS MIND.

Découvert à la faveur de Being John Malkovich, Charlie Kaufman devait s’imposer, au tournant des années 2000, comme l’un des auteurs les plus singuliers de son temps, ciselant pour ses complices Spike Jonze et Michel Gondry des scénarios rivalisant d’originalité et d’ingéniosité -les Human Nature, Adaptation et autre Eternal Sunshine of the Spotless Mind, son chef-d’oeuvre. Passé derrière la caméra en 2008 pour un Synecdoche, New York largement incompris, l’artiste new-yorkais disparaissait ensuite des radars, près de huit années s’écoulant avant qu’Anomalisa, film d’animation coréalisé avec Duke Johnson, et découvert à la Mostra de Venise,ne vienne rompre ce trop long silence.

« Il faudrait en demander les raisons à Hollywood, grince-t-il, en préambule à un entretien animé. Je n’ai pas cessé de tenter de monter des projets: depuis Synecdoche, j’ai écrit trois scénarios, les pilotes de trois séries (en mettant un en scène), et un roman, et nous travaillons depuis trois ans à ce film, Duke et moi. Je n’ai donc pas arrêté, mais mes projets se concrétisent difficilement. Le business a changé depuis 2008, les gens sont plus conservateurs et surtout préoccupés par l’économie. Quant aux studios!… Adaptation avait été tourné pour Sony, pas même Sony Classics, et c’est quelque chose qui ne serait tout simplement plus envisageable aujourd’hui. Les studios préfèrent produire des films de superhéros… Ce qui se fait désormais à Hollywood est fort conventionnel. » A mille lieues, en tout état de cause, de l’univers cérébral de Kaufman. S’il est distribué sous l’égide de la Paramount, Anomalisa n’a d’ailleurs pu voir le jour qu’avec le recours à une plate-forme de financement participatif. « Nous tenions à ce projet, mais nous savions pertinemment qu’on n’y arriverait pas par les voies traditionnelles. Duke Johnson et Starburns Industries, la compagnie d’animation qui a produit le film, ont réussi à réunir le financement de départ via Kickstarter. Nous avons alors commencé le tournage, lançant le train alors même que nous n’avions pas assez de rails pour achever la ligne, et Keith Calder, de Snoot Entertainment, a apporté les fonds complémentaires… »

Un concept non visuel

Soit un montage à la mesure de l’originalité du projet, né d’une pièce écrite par Kaufman il y a une dizaine d’années, et déjà interprétée sur scène par les trois mêmes acteurs, David Thewlis, Jennifer Jason Leigh et Tom Noonan. « Il s’agissait, à l’origine, d’une « sound play », poursuit-il. Il n’y a pas d’action sur scène, mais juste des acteurs qui lisent le texte, accompagnés de musique et de bruitages. L’idée est que chaque spectateur puisse imaginer individuellement ce qu’il est en train d’entendre, et le parti pris est donc volontairement non visuel. Certains éléments n’étaient jamais décrits, alors que pour le film, il nous a bien fallu décider à quoi ils allaient ressembler. J’ai d’ailleurs opposé au départ une certaine résistance à l’idée même d’adapter Anomalisa. Une fois que j’en ai accepté le principe, Duke et moi avons commencé à développer le look et le ton du film. »

Si l’on y retrouve les figures familières du cinéma de Kaufman, Anomalisa les décline sous forme animée. Et retrace, en stop-motion, l’aventure existentielle de Michael Stone, un homme enferré dans une vie d’une confondante banalité, dont la routine dépressive va être interrompue par sa rencontre avec Lisa, une représentante dont il se dit qu’elle pourrait bien être, ou pas, la femme de sa vie. « La technique de la stop-motion s’est en quelque sorte imposée à moi quand Duke est venu me trouver pour me faire part de son envie d’adapter la pièce, puisqu’elle fait partie de l’ADN de Starburns. On peut parler d’accident heureux, parce qu’elle était adaptée, thématiquement, au film. Et certains concepts propres à l’histoire auraient été difficiles à traduire avec des acteurs, à commencer par le fait que la plupart des protagonistes parlent avec la même voix. Il aurait été très curieux d’avoir 50 Tom Noonan dans un film, ce que rendent possible des marionnettes au profil identique. Qui plus est l’animation induit une dimension onirique correspondant assez bien au sentiment de fable dispensé par cette histoire. » Après tout, Charlie Kaufman a souvent dit chercher son inspiration dans les rêves, ceci expliquant peut-être cela. « J’estime en effet être un meilleur auteur quand je dors qu’en état de veille, sourit-il. Je trouve beaucoup d’éléments intéressants dans les rêves, en raison de la liberté qui y préside, vu que l’on ne s’y soucie pas de savoir ce que les gens vont bien pouvoir penser. »

L’animation contribue aussi à l’impression d’étrangeté émanant d’Anomalisa. Si un soin tout particulier a été apporté aux détails des personnages, Duke Johnson et son équipe d’animateurs ont aussi voulu laisser apparentes leurs coutures, généralement gommées numériquement en post-production. Une manière, explique le réalisateur, d’ajouter à la dimension tactile du film, et de l’ancrer dans un espace réel, non sans y apporter un supplément d’âme. Au passage, Kaufman et Johnson réussissent encore à donner une expression limpide à la confusion s’emparant du personnage central, inspirée du syndrome de Fregoli: « Ce trouble m’intéressait en tant que métaphore. Cela me semblait un bon point de départ pour évoquer l’aliénation et l’incapacité de communiquer avec les autres. Tout est parti de là. » Et d’argumenter plus avant: « Nous avons tendance à désigner les gens de manière générique: un serveur, un employé de magasin; vous êtes journaliste, je suis cinéaste, nous avons des idées les uns sur les autres, mais communiquer vraiment est difficile. C’est une forme de conditionnement, où les gens n’ont plus de réelle présence. J’avais envie d’explorer ce phénomène fort courant, et le type d’isolement qui en découle. »

Cette ambition a nourri la complexité d’un propos allant bien au-delà de la simple « midlife crisis » pour parler de l’incapacité à voir les autres, comme à celle d’encore se trouver soi-même. Le tout, sur un mode n’étant pas sans rappeler Being John Malkovich. « Je suis intéressé par l’expérience subjective, et le fait de tenter de créer quelque chose depuis l’intérieur d’un personnage, puisque cela correspond à la façon dont nous appréhendons tous l’expérience du monde. D’où la dimension psychologique de mes personnages, qui peut aller jusqu’à la névrose… », commente Kaufman. Mais s’il y a là matière à un pur joyau animé, le tour de force d’Anomalisa tient aussi à l’impression de vérité et de réalisme qui s’en dégage, par-delà ses artifices ostensiblement affichés. « Je pense que cela vient du fait qu’il est aisé pour les spectateurs de se connecter à cette histoire, conclut Duke Johnson. Tout film est avant tout un artifice, un environnement fabriqué afin de simuler autre chose. La stop-motion n’est pas différente, elle constitue simplement un autre moyen d’explorer l’expérience humaine. Si cela peut conduire à une connexion émotionnelle, l’objectif est atteint… »

RENCONTRE Jean-François Pluijgers, À Venise

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