Le lâche meurt chaque jour, le brave ne meurt qu’une fois

© Photo by NASA/Space Frontiers/Getty Images

Le réveil sonne tellement fort qu’il fait trembler les murs, j’ai quelques secondes de répit avant que ma mission me revienne en pleine face.

Des mois que j’y travaille, des mois comme lui. Des mois à faire des calculs, à tracer des trajectoires, à compter le carburant que ça me coûtera, quoi faire en cas d’erreur.

Depuis que la nouvelle est tombée, j’ai fait tout ce que j’ai pu pour y échapper, je laisse la radio éteinte, je fuis la télévision. Plus de journaux non plus, ni de pause pour prendre une bière en rentrant du boulot.

Mais pas moyen d’y échapper, cette enflure de John Mc Ferson est sur toutes les lèvres. Même le gamin est fan de lui et m’en rebat les oreilles le soir à table, et ma femme ne peut pas s’empêcher de suivre sa vie comme les épisodes d’un feuilleton.

L’enfant du pays, tu parles. J’aurais bien envoyé sa mère le faire naître ailleurs, ça m’aurait évité bien des emmerdes. John Mc Ferson, le roi des enfoirés. Mon premier souvenir de lui, c’est l’année de mes sept ans, il m’envoie un ballon en pleine tête alors que je descends la grande rue sur mon vélo, je m’en suis tiré avec un bras dans le plâtre.

C’était parti pour des années d’humiliations, de poings par surprise dans les valseuses, de caleçons tirés jusqu’aux épaules devant les filles, de casiers de sport remplis d’épis de maïs, de mugissements sur mon passage, moi le cul-terreux, le gars de ferme, à l’écart.

Il m’a pourri la vie pendant des années, m’a fait manger une bouse, et fait plein d’autres trucs dégueulasses. J’avais une voix aiguë, et lui disait qu’il adorait m’entendre couiner, le salaud.

Pendant des années, j’ai pissé au lit, fait des cauchemars, avancé dans la vie avec du plomb dans le ventre en ayant peur de le croiser, avant qu’il disparaisse enfin, pour étudier dans une grande ville.

Mais depuis des mois, j’ai de nouveau la nausée. Tout le monde l’adore, c’est lui, le héros de la nation.

Ça m’a fait comme un électrochoc quand la nouvelle est tombée, quand j’ai compris que c’était bien lui, qui surgissant du passé allait m’en remettre une couche.

J’en ai chopé la fièvre de les voir tous l’adorer, la famille comme les inconnus. Mais un jour que je regardais les étoiles en fumant sur la galerie de la maison, j’ai eu le déclic. J’entendais la télé par la fenêtre, ma bonne femme regardait son émission du soir pour les ménagères modernes, c’était l’épisode du vendredi, celui sur la confiance. Le présentateur citait je ne sais plus qui, mais la phrase, elle, je m’en souviens bien.  » Accepte ce que tu ne peux changer, change ce que tu ne peux accepter. »

C’était comme un signe, à travers la fenêtre ouverte avec les étoiles au dessus, c’était comme si c’était à moi qu’il s’adressait directement. Et la voie s’est tracée à mes pieds.

J’ai regardé mes terres qui s’étendent à perte de vue, des dizaines et des dizaines de miles de champs de maïs. Cette nuit-là, je n’ai pas dormi, et depuis je roule sur mon tracteur. Ma femme pense que je deviens fou, et mon fils a peur de moi mais qu’importe, bientôt ils comprendront.

Et moi je roule, et plus je roule, mieux je me sens. Et j’entends cet abruti donner ses interviews, parler de l’apesanteur ou des plats préparés qu’ils mangeront là-haut.

J’ai enfin ma revanche, fini d’être la victime, de la fermer et de baisser la tête. C’est sans doute le destin qui a emporté mon beau-frère l’an dernier, et fait plus que tripler la surface de la propriété. J’avais prévu d’acheter un petit avion la saison prochaine, un biplace, pour répandre les pesticides, mais j’ai mis tout ça de côté pour mener à bien la mission.

Ce n’était pas une mince affaire, gérer les cultures et tracer les plans en même temps. J’ai perdu la moitié de ma récolte, mais ça vaut bien tous les sacrifices. C’était plus compliqué que prévu à réaliser, mais j’ai pas perdu de temps, j’ai pris le plus gros des tracteurs et j’ai effectué tous les sillons un par un, pendant des mois. Je crois bien avoir explosé le record, mais c’est pas ça qui compte, ce qui compte, tout le monde le saura maintenant dans quelques minutes.

J’ai tout vérifié cent fois, j’ai appelé la Nasa en me faisant passer pour un journaliste afin d’être sûr que tout concorde, et pour la première fois de ma vie, je ressens ce que c’est, la fierté.

Je fais le tour de mon oeuvre, je la peaufine, et je me place au bout de mon terrain pour savourer ma victoire, une clope au bec, et les deux bras calés derrière la tête dans la lumière de l’après-midi. Je ne me suis jamais senti aussi bien.

Il reste quelques minutes avant le compte à rebours, et dans ma tête je fais le mien. Des miles et des miles de côté, des semaines de souffrances, un pognon monstre de perdu mais quel plaisir je sens déjà couler doucement dans mon dos.

Le monde entier est rivé sur sa télévision, et moi j’attends encore un peu, je savoure le silence, la solitude avant le grand chambardement.

Je repasse dans ma tête toutes les misères qu’il m’a faites, la tête dans les toilettes, les coups, les crachats, les surnoms dégueulasses devant Jenny que j’aimais et qui m’aimait bien, mais qui n’a pas supporté d’avoir le béguin pour un loser. C’est comme si avec lui dans les parages, tout ce que je touchais devenait pourri, on m’a fuit comme un pestiféré pendant des années, mais aujourd’hui tout va changer, aujourd’hui, c’est le reste de ma vie qui commence.

Ça y est, j’allume enfin la radio et j’écoute les chiffres s’égrainer du plus grand au plus petit. Le monde entier retient son souffle alors que je n’ai jamais respiré aussi grand, j’ai l’impression de décoller aussi, je me sens léger comme l’air.

Enfin j’entends sa voix, sa belle voix de fumier, sa voix de beau gosse, la voix de la réussite, celle qui fait la fierté de l’Amérique. Houston s’assure que tout se passe comme prévu, c’est plein de détails techniques qui me dépassent. Je compte, encore deux minutes et tout sera aligné, parfaitement dans l’axe.

Je ferme les yeux, le volume de la radio du tracteur à fond, et dans la dorure du soleil qui descend je profite du délice.

– Apollo 11, ici Huston, répondez.

– Allô Huston, tout va bien, mais le pays me manque déjà.

– Et vous manquez déjà au pays, John, on souffle enfin ici, votre trajectoire est bonne, décrivez-nous ce que vous voyez.

– Allô Huston, c’est incroyable! Je vois l’Amérique, on suit l’axe programmé et la Floride est magnifique vue d’ici, quelle chance Huston, c’est vraiment à couper le souffle.

– Apollo 11, vous allez rapidement survoler le golfe du Mexique, et progressivement prendre l’orbite au-dessus du Texas, félicitations, vous allez voir la maison, John, toute l’Amérique vous salue ici.

– Huston, c’est tout bonnement extraordinaire, je vois la ville d’ici, vous êtes si loin et si près à la fois, quel privilège de voir sa terre depuis le ciel!

– Apollo 11, le disque est en bon état?

– Oui, on va pouvoir le déposer, c’est une émotion immense pour moi d’apporter ce message de paix de l’humanité entière si loin de chez nous. Le Texas est d’une beauté incroyable vu d’ici. Mais…mais, qu’est-ce que c’est que cette merde?!

– John, vous avez un problème?

– C’est par le hublot, c’est énorme!

– Quoi? Que se passe-t-il?

– C’est gigantesque, je le vois d’ici, mais qui est le malade qui a fait ça?

– Répondez John, que ce passe-t-il?

– C’est… ASSHOLE, là au Texas!

– Quoi?

– Au Texas, en énorme, il y a marqué ASSHOLE, je le vois d’ici!

– John, ne déraillez pas, respirez, toute la planète nous écoute.

– Je ne déraille pas Huston, c’est bien ce qu’il y a marqué, au milieu du Texas, mais pour quoi faire une chose pareille?

– Apollo 11 on a l’image, effectivement, il y a bien marqué ASSHOLE, la base de chaque lettre est absolument gigantesque.

– Mais pour quoi faire?

– Hm… Il n’y a que vous qui pouvez le lire, John.

Je coupe la radio, et je chantonne.

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