Capharnaüm: « La source du mal dans le monde, c’est l’enfance mal aimée, maltraitée »
Avec Capharnaüm, la cinéaste libanaise Nadine Labaki double le portrait d’un enfant des rues de Beyrouth de la photographie des désordres du monde. Un film tourné à l’arrache, pour un surcroît de vérité et de force.
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Portrait rageur d’un enfant des rues de Beyrouth, Capharnaüm, le troisième long métrage de Nadine Labaki, aura constitué l’un des chocs du dernier festival de Cannes, dont il allait repartir auréolé du Prix du jury. Une juste récompense pour une réalisatrice signant là son film le plus abouti à ce jour. Et un soulagement, aussi, pour celle qui nous confiait, au lendemain d’une première publique triomphale: « Comme cinéaste, on est toujours pétri de doutes. Jusqu’à hier soir, pendant la projection, je me demandais ce que j’avais fait, craignant que le film soit mauvais. Cet accueil m’a rassurée et m’a donné confiance. » Cinq mois plus tard, la fièvre est retombée, mais pas la passion animant la cinéaste libanaise, que l’on retrouve au festival de Gand…
Caramel et Et maintenant on va où?, vos deux premiers longs métrages, se situaient du côté des femmes. Pourquoi avoir voulu vous placer cette fois du côté de l’enfance?
Ce film est parti d’une obsession, d’une colère, d’un questionnement, d’une frustration. On ne peut rester insensible à la vision de ces enfants qui souffrent tant de nos jours, avec la crise économique mondiale, le problème des réfugiés. C’est quelque chose qui est devenu très apparent et fait presque partie du décor de nos vies, du paysage: je croise ces enfants quotidiennement, en allant au travail, chez des amis, cette vision n’arrête pas de croître, au point de devenir presque insupportable. Pour moi, en parler ne constituait pas un choix, mais bien un devoir, plutôt que de tourner le dos comme tout le monde et de continuer mon chemin. J’ai voulu comprendre pourquoi on en est arrivés là. Les vrais criminels, c’est nous! Nous sommes coupables de non-assistance à personne en danger, ces enfants étant en danger perpétuel: de mort, d’abus, de viol, de se faire écraser, de mourir de froid ou de faim, de maltraitance. Il fallait en parler, et comme je fais du cinéma, j’ai décidé de tourner un film…
À partir du moment où vous avez ressenti ce devoir, comment le projet a-t-il mûri pour devenir Capharnaüm?
Il était important pour moi de ne pas fantasmer cette histoire, de ne pas sentir que j’aurais imaginé la souffrance de cet enfant et ce que sa vie pouvait être. Je me suis demandé quelle était l’existence de cet enfant devant ma fenêtre une fois qu’il disparaissait au coin de la rue. Et j’ai décidé d’aller dans les coulisses de sa vie, de voir: je ne voulais pas inventer cette histoire, mais me baser sur des vérités, parce que je n’ai pas connu cette souffrance, je n’ai jamais eu faim, je n’ai jamais eu à me mettre à sa place. J’ai mené des recherches pendant quatre ans, en parallèle à l’écriture du scénario. Nous nous sommes rendus dans des camps, des bidonvilles, cette espèce de ceinture de misère qui entoure la ville, nous sommes allés dans les centres d’accueil, dans des prisons pour mineurs… J’ai aussi voulu élargir aux parents, et prendre leur point de vue: pourquoi en sont-ils amenés à vendre leur fille de onze, douze ou treize ans? Qu’est-ce qui les amène à pousser un enfant à la mendicité, ou à l’envoyer travailler? Et j’ai voulu comprendre la position de la justice face à ces enfants, pour envisager le problème sous tous les angles.
Vous êtes-vous jamais posé la question de votre légitimité?
Bien sûr, mais je me la pose plus maintenant, en écoutant ou en lisant certains journalistes, parfois ça me déstabilise. Qu’est-ce que cela veut dire, légitimité? Que seuls les gens vivant cette situation pourraient en parler? Il est de mon devoir à moi aussi d’en parler, étant quelque part responsable de ce qui leur arrive. Je ne comprends pas cette notion de légitimité: pour moi, il n’y avait pas de choix, il fallait que j’en parle. D’où aussi la volonté de connaître la vérité, de ne pas inventer cette histoire, et de choisir des acteurs qui n’en sont pas, mais bien des gens ayant vécu ça de près, de ne pas leur donner des mots à mettre en bouche mais de vraiment les écouter parler. De les voir agir eux, avec leur façon d’être, leur langage, verbal et corporel, leur manière de voir les choses et de s’exprimer. Pour vous donner un exemple, je n’ai pas écrit ni imaginé les monologues du père et de la mère au procès, ce sont des choses qu’ils ont exprimées eux-mêmes. Voilà la légitimité que je me donne: je n’ai pas manipulé ce qu’ils sont, je l’ai mis en lumière. Je ne me suis donc pas posé cette question au départ, je me suis lancée. Elle n’est venue qu’après, à l’écoute de certains journalistes cyniques, dont je me suis demandé s’ils avaient raison. Mais c’est très légitime pour moi: c’est presque plus un devoir qu’une légitimité.
Vous évoquiez le travail avec des non-professionnels, et les enfants, Zain en particulier, sont tout simplement incroyables. Comment le casting s’est-il déroulé?
Trouver ces enfant, même après avoir briefé l’équipe de casting, a été très difficile. Le casting s’est fait de manière sauvage, dans les rues. L’équipe s’est rendue partout, dans toutes les ruelles du pays, pour trouver Zain, même si j’étais bien consciente que c’était presque mission impossible: trouver un enfant qui soit menu et frêle, parce qu’il a été mal nourri, qui ait ce regard, avec cette tristesse témoignant de tout ce qu’il a vécu, et cette sorte de sagesse de la vie, parce qu’il a grandi dans la rue et a dû se battre pour vivre, ruser pour survivre, ne pas être abusé, violé… Il fallait en outre qu’il ait le langage de la rue, qu’il soit charismatique et puisse rester naturel, sans être déstabilisé par la présence d’une équipe ni de la caméra. Mais le miracle s’est produit: il jouait dans la rue avec ses amis, et la directrice de casting l’a repéré. L’équipe faisait des interviews avec les enfants, pour mieux les connaître, comprendre ce qui se passe dans leur tête, et les filmer. En visionnant les rushes, il m’a fallu quelque chose comme littéralement deux minutes pour comprendre qu’on l’avait trouvé.
Comment avez-vous travaillé pour obtenir un tel sentiment de naturel?
Le secret, c’était d’avoir du temps, c’est pourquoi nous avons décidé de produire le film nous-mêmes. Je voulais être la seule à décider si je souhaitais tourner une heure ou un jour de plus, ou attendre toute la journée que Jonas sourie par exemple. Parfois, les deux opérateurs attendaient des heures, caméra à l’épaule, mais nous avons essayé de devenir aussi invisibles que possible. Je n’ai jamais voulu que les enfants jouent, mais bien qu’ils soient eux-mêmes. Le terme « jouer » était une aberration sur ce tournage. J’ai donc adapté mon histoire à leur réalité et non l’inverse. En général, l’acteur est au service d’un scénario, d’un personnage, d’une mise en scène, mais là, c’était le contraire: nous devions nous être au service de ce qu’il est. Le briefing pour toute l’équipe, c’était d’être prêt à tout moment, de ne jamais arrêter devant quoi que ce soit…
On a d’ailleurs le sentiment d’un tournage à l’arrache…
C’était un capharnaüm (rires). Organisé, mais un capharnaüm. J’aime cette liberté dans le travail, ce côté imprévisible. Ça me rassure aussi: j’ai l’impression d’écouter et de capter la vie, et non de la manipuler. Je voulais être libre, ce qui a résulté en six mois de tournage, 500 heures de rushes -on n’arrêtait pas de tourner, caméra à l’épaule. Nous sommes tous ressortis de cette aventure changés physiquement, moralement et psychiquement, c’était une descente en enfer, une immersion totale dans la vie de ces gens. Vivre tout cela et revenir ensuite à la vie normale est difficile. Quelque chose en nous est changé à tout jamais.
Capharnaüm dénonce notamment l’absurdité d’un système voulant que les parents n’aient pas les moyens de déclarer ces enfants, le début d’un engrenage aux allures de cercle vicieux. Pensez-vous qu’un film puisse faire évoluer les choses à ce niveau?
C’est en tout cas notre ambition. Je ne sais pas si on va y arriver, mais un film peut humaniser le problème et lui donner un visage, ce que la politique n’a pas su faire, elle qui parle souvent de chiffres, de nombres, de statistiques, ce qui peut sembler abstrait. L’art arrive à parler de vraies personnes qui souffrent et de vraies situations. Un film peut dès lors être beaucoup plus parlant que n’importe quel discours politique et ouvrir le débat, faire exister un problème et nous faire ressentir de l’empathie avec un vrai personnage. L’idée, avec ce film, c’est de dire stop à ce cercle vicieux et de braquer une loupe sur une situation dont il faut parler. On ne peut pas continuer de la sorte: des générations d’enfants vont grandir dans la haine, la colère, une espèce d’amoralité ou de manque de valeurs à force de négligences. Je suis persuadée que la source du mal, dans le monde, est l’enfance mal aimée, maltraitée. C’est là que réside le vrai problème et qu’il faut travailler. Si on veut vraiment un monde meilleur, il faut commencer par là.
Vous êtes restée en contact avec Zain?
Bien sûr. Il a été réinstallé avec toute sa famille en Norvège grâce à l’aide des Nations-Unies. Il a été à l’école pour la première fois de sa vie il y a un mois, et il commence à lire et écrire, mais aussi à retrouver son enfance. Pour moi, son sourire à la fin du film prend maintenant une tout autre dimension: il a complètement « shifté » de destinée.
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