Le Kae après la Tempest
Deux ans après son coming out de personne non-binaire, le·la poéte·sse anglais·e Kae Tempest sort un puissant quatrième album, The Line Is a Curve, où se laissent aller les émotions, désormais prioritaires.
Un visage doux qui cache des tempêtes. Sans aucun jeu de mots. Sur les bras, des tatouages bleutés aux allures de planètes perdues. Une silhouette plutôt garçonne, surtout depuis qu’iel a troqué ses longues boucles pour un simple aplat capillaire. Des vêtements qui font penser au monde ouvrier, à l’exception de la vareuse, trop chic pour endurer les travaux manuels. Même si écrire -ce que Kae Tempest ne cesse de faire- est aussi un sport d’endurance. Comme le démontre l’un des plus beaux moments de The Line Is a Curve, son nouvel album, dans Salt Coast: « Foul wind. Old ghosts. Scrap tin. Leaves. Rain. Leaves. Rain. All dressed up with nowhere to go. I love your sleeve-pulling nervousness. I love the way you crumble into chalk at your edges. I love the way you fade into a sky that is as endless. As your willingness to try. » Aussi infini que la volonté d’essayer. Aussi beau que peut être l’anglais contemporain.
Ses fines lunettes de marque confèrent à Kae Tempest une aura de pensée permanente. Iel parle volontiers de son trouble du déficit de l’attention qui, dans l’enfance, l’amène à avaler des bouquins, les uns après les autres. Seul moyen de ne pas donner au temps l’impression d’être seulement du sable qui file vers le néant. Kae Tempest a ôté le « t » de son prénom originel depuis son coming out non-binaire en août 2020 et choisi le « they » comme pronom personnel. En français, on utilisera le « iel », le mot ayant fait son entrée dans Le Robert en 2021.
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On nous avait dit que Kae serait éventuellement farouche, surtout en ce qui concerne les photos mais iel sourit volontiers, concentré·e sur les réponses. S’arrêtant parfois de longues secondes pour mesurer le sens de la parole à venir, fermant les yeux, serrant les poings d’un combat dépassant ses propres causes. « Dès l’âge de 4 ou 5 ans, j’ai pris conscience de ma différence. J’ai ressenti une grande douleur, y compris dans le corps. Et cet album, The Line Is a Curve, témoigne de mon actuelle volonté de « laisser aller », d’être enfin complètement moi-même. Ceci dit, les moments de vie où je sens le bonheur, j’aurais envie d’en profiter. Pas de les écrire (sourire). En fait, ce coming out et cet album, je ne pensais jamais pouvoir les assumer. Ils sont les résultats d’un voyage que je n’aurais jamais pu accepter et révéler, ne fût-ce qu’il y a cinq ans. » On évoque alors le choix des appellations dans un monde non-binaire: « L’utilisation du langage est une façon de découvrir le monde et d’élargir les possibilités de sa compréhension. Si on découvre de nouvelles pistes de langage, ça permet, bien sûr, d’imaginer d’autres façons de vivre. C’est aussi une question qui se pose dans la traduction de mes livres, aujourd’hui dans une dizaine de langues. Il faut que je fasse confiance à mes traducteurs et traductrices. J’ai des relations privilégiées avec celles et ceux qui travaillent en français ou en italien. Les autres, je dois laisser faire. »
Écriture automatique
Mais comment Kae juge-t-iel la perception que les autres ont de cette Tempest de mots et de musiques, de ce groove unique aux parfums de slang maîtrisé? Les avis médiatiques, par exemple? « Je ne lis pas ce que l’on peut écrire sur moi, jamais. (iel hésite) Je pense simplement que ces interviews n’ont rien à voir avec qui je suis, franchement. Je voudrais que les gens ne soient intéressés que par mon travail, pas par le reste de mon existence (sourire). Quand je fais une performance, le challenge consiste à amener mon intérieur vers l’extérieur. En interview, c’est l’inverse, il s’agit d’amener le monde extérieur vers mon intériorité. Le divorce entre les deux est flagrant. Quand je me prépare pour une tournée, c’est extrêmement difficile de tenir compte de ces forces et de ces pressions extérieures qui veulent me ramener à moi. C’est le contraire que je dois affronter. »
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La presse anglaise, en particulier celle dite « à sensation », n’est jamais avare d’intrusion dans la sphère (ultra)privée des personnes publiques. Mais Kae s’avère à la limite de ce ciblage-là. Juste au carrefour de la sensation qualitative et d’une volonté publicitaire globale. Après tout, ces publications people ne s’intéressent pas vraiment à cette natif·ve de Londres en 1985, qui décroche à moins de 30 ans le prestigieux Ted Hughes Award pour le recueil de poèmes Brand New Ancients. Et qui pour deux albums parus en 2014 et 2016, est doublement nominé·e au tout aussi flatteur Mercury Prize. Sans oublier la fiction, The Bricks that Built the Houses (Écoute la ville tomber, Rivages) est devenu un best-seller en 2017. Notons encore sa nomination comme Meilleure interprète féminine solo aux Brit Awards de 2018. Néanmoins, pas de quoi faire enfler le ballon de Kae Tempest. « Quand je rencontre les gens en tournée, je suis toujours épaté·e par la beauté de ces moments-là. Et puis, il y a ce phénomène extrêmement intéressant, celui de proposer une chanson, des mots, qui vont complètement être interprétés par chaque individu. Parfois très loin de mon intention originelle. C’est précisément cet « emprunt » par autrui qui s’avère passionnant. Découvrir que l’auditeur va aller chercher un début et une fin auxquels je n’avais pas pensé. » Kae travaille la matière des mots selon différents usages. Parfois comme de l’écriture automatique où les phrases filent pratiquement en temps réel de la main à l’enregistrement. Mais iel peut être aussi de l’école Gainsbourg, celle de la dernière minute. Autrement dit, un morceau peut s’apparenter à un intense labeur où chaque pièce du puzzle linguistique se retrouve travaillé à six ou sept reprises -ou plus- sur l’établi de la langue. Trituré, réfléchi, pesé. « Sur The Line Is a Curve , un morceau comme More Pressure est précisément le genre de moment qui a surgi rapidement. Mais, au fond, il n’y a pas de règle. Et puis, si je n’ai pas de deadline, c’est compliqué pour moi de terminer les choses…«
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Godot
Kae habite toujours le sud-est de Londres, où elle a grandi dans une fratrie de cinq enfants de la classe moyenne. La musique des parents et des kids brasse large: hymnes garage, Tracy Chapman, Take That, Joni Mitchell, du jazz. Dans ses entretiens avec la presse, Kae cite souvent son intérêt pour des créateurs aussi différents que Samuel Beckett et le Wu-Tang Clan. Quel peut bien être le lien des goûts, selon Kae, entre l’Irlandais, auteur d’En attendant Godot, et le collectif américain, pro des rythmes et des pétards rappeux? « Une façon de recevoir quelque chose de l’ordre du verbe, qui tient de la condition humaine, des changements qui ne cessent de modifier la société. Oui, quelque chose qui se rapproche de ce que je tente de faire dans mon travail. Qui tient peut-être à la fois d’une épiphanie aussi bien personnelle que collective. Un sentiment que je questionne chaque jour au lever. »
Distribué par Virgin. ****(*)
« La beauté de ce disque, c’est de prolonger les rencontres artistiques. Celles que j’avais à 16 ans, lorsque j’ai croisé toutes ces personnes merveilleuses qui participent encore à cet album, presque 20 ans plus tard. » Au-delà des collaborations cinglantes (Lianne La Havas, Confucius MC, Kevin Abstract), impossible de ne pas se laisser emporter par les mots de Kae Tempest. Pas seulement les mots d’ailleurs. Son accent du sud-est londonien colle parfaitement à la syntaxe et aux sons naturels des instrus, mais aussi à un groove, puissant et malléable. Héritier charnel de John Cooper Clarke ou encore Linton Kwesi Johnson, le travail de Kae sur cet album est impressionnant. En amenant les alluvions de sa propre vie, iel ouvre les chemins de l’infini. Au-delà de la virtuosité vocale -90% des rappeurs peuvent retourner tout de suite aux études-, l’artiste impressionne durablement. Notamment dans les deux moments que sont le magnifique Salt Coast -tube possible- et l’épatant Smoking. Pour le meilleur de 2022.
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