PEINDRE OU FAIRE L’AMOUR. ROMANCIÈRE DE LA RENAISSANCE INDIENNE, LOUISE ERDRICH SIGNE L’HISTOIRE D’UN COUPLE QUI SE DÉCHIRE SUR FOND DE PEINTURE ET DE QUESTIONS IDENTITAIRES. UN RIEN CADENASSÉ.
DE LOUISE ERDRICH, ÉDITIONS ALBIN MICHEL, TRADUIT DE L’ANGLAIS (USA) PAR ISABELLE REINHAREZ, 272 PAGES.
Un jour, George Catlin, peintre des Indiens d’Amérique au XIXe siècle, fit le portrait d’une jeune femme de la tribu des Mandans, La Vison. Une fois le travail terminé, la fille tomba gravement malade, et sa tribu accusa Catlin d’avoir ravi une partie de son âme en commettant un portrait trop ressemblant. Catlin promit de le détruire, mais ne le fit pas. En 1838, il exposa le tableau à l’Indian Gallery de l’Etat de New York. La Vison mourut peu de temps après. L’épisode, sorte de Dorian Gray pétri de chamanisme cree, est repris dans les notes de travail d’Irene, héroïne du dernier roman de Louise Erdrich en pleine thèse de doctorat sur Catlin, et il en est une sorte de noyau. Que laisse-t-on de soi sur un tableau? Que devient cette part d’âme volée? Le jeu des ombres commence quand Irene dédouble son journal intime et entame un faux carnet laissé à la curiosité malsaine de Gil, mari qu’elle a doucement commencé à haïr au fil des années qui ont vu naître leurs enfants, peintre autodidacte dont elle est depuis toujours l’unique modèle et l’obsessionnel sujet. On s’en doute: le jeu cruel va vite prendre chez l’héroïne une dimension addictive, féroce, suicidaire.
Edward Hopper indien
Délaissant la veine horizontale, chorale et polyphonique qui anime traditionnellement ses romans, de Love Medicine à La Malédiction des colombes (ce genre de livres complexes qui comptent un arbre généalogique tout jauni à force de consultation), Louise Erdrich s’engage cette fois à la verticale du malaise intime, explorant les mythologies d’un couple en crise, qui projette les bases et les limites de son désir sur la peinture, béquille fantasmée et mime pervers d’une autre sexualité. Mais à travers l’art, la romancière parvient également à rallier brillamment le fil collectif de la question identitaire indienne qui travaille tous ses livres: l’£uvre de Gil -cet » Edward Hopper indien« – est aussi une manière, pour le peintre, d’atteindre en sous-terrain, à travers la représentation inlassable de son épouse mi-Dakota mi-Ojibwé, les clichés de la souffrance emblématique de son peuple, et la mise en scène brûlante, par les poses humiliantes qu’il lui fait prendre, de l’exploitation indigène. Reste que, choisissant d’attaquer chaque nouveau chapitre sur la systématique (et pratique) citation des agendas bleu et rouge, vrai et faux journal d’Irene, Louise Erdrich choisit un canevas explicatif qui remet de l’ordre dans les violences du propos. Limitant ses possibilités d’explosion, le ressort simpliste force le roman à contenir sa charge dans un cadre très romanesque et construit. C’est d’autant plus regrettable que le pouvoir d’évocation est là, ailleurs, comme dans ces quelques pages qui auraient fait un sublime final, scènes de plage silencieuses et sèches, prélude à l’engloutissement tourné dans une lumière oblique et primitive de post-apocalypse ou de début du monde, et charriant, sable gonflé de soleil, racines gris argent et flammes transparentes, la puissance visuelle d’un Terrence Malick. Louise Erdrich choisira de terminer plus proprement sur l’intervention explicative d’une troisième voix venue boucler la petite histoire des carnets, nous laissant sur la sensation d’un roman qui assourdirait un peu de sa propre folie. Une manière de jouer l’ombre?
YSALINE PARISIS
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