Ysaline Parisis
Ysaline Parisis Journaliste livres

RAILWAY TO HEAVEN – AU FIL DU RAIL, VOLLMANN A CHEVAUCHÉ L’ERRANCE CLANDESTINE DES DERNIERS HOBOS. UNE QUÊTE EXISTENTIELLE, AMÉRICAINE, LITTÉRAIRE. SENSATIONNEL.

DE WILLIAM T. VOLLMANN, ÉDITIONS ACTES SUD, TRADUIT DE L’ANGLAIS (USA) PAR CLÉMENT BAUDE, 256 PAGES.

Sûr qu’on préfèrera toujours s’affoler de sa prose que de sa rencontre fortuite sur une route déserte. Avec ses immenses lunettes tombantes et son regard asymétrique, sa peau grenelée, sa casquette crasseuse et sa silhouette juste inquiétante, William T. Vollmann, éternel baroudeur branché sur les fureurs du monde, a rassemblé l’une des £uvres les plus généreuses et protéiformes de ces 10 dernières années, romans fleuves détonants et essais hors normes à l’appui. Un défi en soi à la définition. Après Pourquoi êtes-vous pauvres et Le livre des violences, l’homme s’est attaqué à une figure de la mythologie US fusionnant tout à la fois l’indigence et la révolte: le hobo, Américain de rupture abonné au vagabondage clandestin et aux convois de marchandises. Plus qu’un transport commode: une façon d’être au monde. A diverses périodes de sa vie, Vollmann a été l’un d’eux. Fouillant le crachin, les voies de traverses et les gravats, sautant les barrières et de trains en trains avec quelques frères d’armes, il a fendu l’Amérique à hauteur de wagons assourdissants.  » Pourquoi est-ce que je trouve préférable de me cacher, tout crasseux et assoiffé, dans un wagon pour observer ce monde flottant sans la barrière du verre, plutôt que de m’asseoir sagement, confortablement et en toute légalité dans un train de voyageurs aux vitres invariablement petites et poussiéreuses? » Le Grand Partout est une tentative de réponse, en 250 pages de journalisme façon gonzo, inspiré, impliqué, vivant. Carnet de photos en fin de volume à l’appui, Vollmann est allé à la rencontre des derniers hobos, de leur vécu, de leurs violences, de leurs dérives. Et en livre un écho au travers de sa propre quête de liberté, sa rébellion face à une  » Amérique toujours moins américaine » et sa haine de lui-même. Se jouant de l’illégalité et du danger -à s’extraire de trains en marche, certains y ont laissé une jambe, d’autres leur vie-, il s’est mis en quête du « Grand Partout », fantasme de destination absolue et inatteignable.

Twain, London, Kerouac

 » Où étions-nous, au fait? Eh bien dans une région superbe, haute et vide -vide au sens le plus pur du mot. » Courant sur un no man’s land chaotique -tantôt semi-industriel, tantôt franchement sauvage-, la désorientation de Vollmann grossit au hasard des aiguillages et du roulis. Jusqu’à confiner bientôt au questionnement existentiel, quasi mystique:  » Là où je devrais être et qui je devrais être sont 2 choses qui se déterminent mutuellement. » Entre les mots de Mark Twain, Jack London ou Kerouac avant lui, Vollmann jette une vraie dimension romanesque sur ses évasions. L’adrénaline de la resquille lui dessille les sens, et chacune de ses hallucinations ferroviaires est un morceau de littérature en soi -nature writing, road movie, récit panthéiste, tout à la fois. On pêche des truites dans Le Grand Partout comme en plein Jim Harrison, on écoute la pluie ricocher sur des bâches éphémères, on toise les lueurs électriques d’une civilisation lointaine, on retient son souffle dans des tunnels opaques et sans fin. Son lyrisme est parfois un rien béat, mais qu’importe: assis aux premières loges du spectacle de l’immensité, Vollmann entrouvre un tel abîme qu’on en a presque mal à l’estomac. Ralph W. Emerson disait que le voyage est le paradis des fous. Sûr que le grand patron Vollmann, revenu de l’enfer métallique, y siège déjà, sa camisole et sa paire d’ailes blanches toutes déployées. l

YSALINE PARISIS

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