LE DESSINATEUR ET DESIGNER HOLLANDAIS S’INSTALLE POUR UN MOIS À BRUXELLES. SA LIGNE (CLAIRE) N’A PAS CHANGÉ EN 40 ANS DE CARRIÈRE: ELLE EST LA PARFAITE SYMBIOSE ENTRE CRUMB ET HERGÉ, ET RESTE CELLE D’UN HOMME LIBRE.

Le détail frappe lorsqu’on arrive à Haarlem avec du Swarte en tête. Une petite ville jadis prospère, apparemment tranquille et restée typiquement hollandaise vue de Bruxelles. Des maisons aux façades nettes et colorées, ciselées, fières de leur géométrie et de leur pignon à redents. Des petites rues calmes -comme celle de l’artiste, qu’il n’a qu’à traverser pour rejoindre son atelier- où pas un pavé ne dépasse, où les vélos rythment les trottoirs… D’évidence, les influences immédiates de Joost Swarte ne se trouvent pas que dans l’esprit des comics underground de Robert Crumb et Jay Linch, ou l’esthétique des albums de Tintin; l’homme qui a donné son nom à la « ligne claire » et au « style atome » a aussi trouvé son style, pour ne pas redire sa ligne, au pied de chez lui, dans cette Hollande à l’architecture calviniste, mais squattée depuis toujours par de fieffés libertaires.

Le graphiste multidisciplinaire, sexagénaire d’une fraîcheur intimidante, nous reçoit dans son atelier, magnifique caverne d’Ali Baba pour amateurs de dessins, de livres, d’objets et de bric-à-brac divers, et qui pourtant respire. Joost Swarte met la dernière main aux quelques £uvres inédites destinées à Trafic, l’expo-vente organisée par la galerie Champaka, dans le quartier du Sablon, qui se destine aux « Arts de Bande Dessinée »: 7 portraits, 7 « accidents » et 7 sculptures, qui viennent s’ajouter à une cinquantaine d’originaux réalisés depuis 1974. Soit autant de variations, et un clin d’£il à Jacques Tati, tour à tour loufoques, poétiques ou surréalistes, autour des moyens de transport. Thème effectivement très Swartien.

 » J’avais rencontré François Avril au festival de Nerac (la ville natale de Chaland, autre Jedi de la ligne claire, ndlr) . Il venait lui-même de réaliser une expo chez Champaka, sur la thématique d’une rue. Cette rue, répétée à plusieurs reprises, présentait à chaque fois de nouveaux étalages, de nouvelles peintures, au sein d’une même composition. L’idée a fait son chemin, cette technique de « rehaut » me semblait très intéressante. J’ai voulu essayer de l’appliquer à mes £uvres, en faisant autrement. J’essaye toujours de faire autrement! J’ai donc dessiné une scène d’accident ou de « quasi accident » mais répété à 7 reprises, avec 7 causes différentes. J’en ai profité par ailleurs pour rendre hommage à des artistes qui m’ont toujours inspiré: Groucho Marx, Tati, Buster Keaton, Le Corbusier, Raymond Queneau… En les associant eux aussi à un moyen de transport. Pour Tati, c’était facile. Je l’ai dessiné dans un magasin, au moment où il achetait son premier solex. Avant Mon Oncle , il y eut cet instant, cette rencontre. Un moment devenu indispensable.  »

Dans les années 70, cette thématique des transports était synonyme de progrès, de technicité. Elle semble moins positive aujourd’hui. Etait-ce aussi, pour vous, l’occasion d’une réflexion sur le modernisme, qui traverse votre £uvre?

Je n’aime pas beaucoup me retourner sur ma propre évolution, je préfère l’aventure. Je n’aime pas refaire des choses déjà pensées. Après la BD, je suis vite passé au graphisme, à l’architecture, aux vitraux… Je ne m’intéresse qu’aux choses que je n’ai pas encore faites. Mais le transport, les moyens mécaniques inventés pour se déplacer, sont fascinants parce qu’ils incarnent cette quête de confort qui forge notre spécificité humaine. Toute notre vie, notre évolution, est basée sur ce besoin de confort, de bonheur, qui n’appartient qu’à notre espèce. Cette inventivité m’intéresse beaucoup, ça ne s’arrête jamais. Evidemment, ça ne fonctionne que très rarement, il y a toujours des côtés positifs et négatifs. Typique des humains, ça aussi.

On vous connaît principalement pour avoir incarné et même défini la ligne claire en BD, mais c’est un peu paradoxal. Toute proportion gardée, vous n’avez dessiné que peu de bandes dessinées.

C’est vrai, j’ai peut-être dessiné 500 planches en plus de 40 ans, ce n’est pas si mal! Là, je m’y suis remis un peu pour une revue hollandaise, où je publie à chaque fois le début de ce qui semble être une histoire à suivre, mais qui n’a jamais de suite… Je préfère l’aventure aux séries d’aventure. Mais je me définis toujours comme un dessinateur. Qu’il s’agisse de graphisme ou d’architecture, tout commence avec un dessin. J’ai toujours un crayon, et j’ai toujours vidé ma poubelle mentale sur le papier, j’y vois alors l’essentiel, et des combinaisons imprévues. Je ne peux réfléchir qu’avec un petit crayon.

Cette idée d’imprévu, de liberté, est très importante dans vos dessins, mais elle s’exprime toujours dans ce qui semble un cadre rigide, cette ligne claire très codée, précise. Pourquoi?

Parce que je veux communiquer avec mon public, parce que c’est ma langue. Un écrivain américain n’écrit pas de poèmes en français. En tant que dessinateur, j’ai trouvé ma propre langue, je peux m’y exprimer facilement. Et je sais que mes lecteurs comprennent ce langage. Mais c’est une vraie recherche. Je suis et j’ai toujours été très influencé par l’underground américain. Crumb a été très important, Willem aussi. Je pouvais m’exprimer, écrire comme je le voulais, mais je n’aimais pas mes dessins. J’aimais les dessins de Will Eisner, de Hergé, de George Herriman. Pourquoi? Pour l’apprendre, il n’y a pas d’école: j’ai d’abord copié les maîtres, j’ai fait comme eux pour voir si je pouvais le faire. Et j’ai compris que ce n’est pas la technique qui fait le bon dessin. C’est aussi le scénario, le point de vue, l’axe de la caméra, le découpage, la « punchline »… Beaucoup de choses très importantes. J’ai alors pu développer mon propre univers. Je ne suis pas comme Mondrian qui a trouvé une théorie et l’explore. Moi je ne fonctionne pas avec une théorie, mais avec des intuitions. Je ne veux pas être coincé. Je préfère me perdre.

Cette liberté vous semble toujours présente dans la bande dessinée contemporaine?

Oui, je crois. Je reste un lecteur, j’achète beaucoup. Je suis de près des gens comme Chris Ware, Ever Meulen, Spiegelman bien sûr ( avec qui il collabore de près, entre autres dans sa revue Raw, ndlr) mais aussi cette génération française avec Larcenet, Blain, Blexbolex. Des jeunes Londoniens aussi… Ça continue. Chaque année, je visite Angoulême, juste pour y voir de nouvelles choses. Quand je reviens, je me dis:  » Je ne travaille pas assez! » Quand j’ai découvert le Pinocchio de Winshluss, je me suis dit:  » C’est fantastique. Swarte, tu dois bosser! »

En 40 ans, le regard a-t-il définitivement changé sur l’art graphique? L’auteur undergound que vous étiez est désormais exposé et couru…

C’est plutôt un retour en arrière: dans les années 20 ou 30, les artistes pouvaient vivre en vendant leur peinture. Le contenu de leurs £uvres était très indépendant, comme peut l’être aujourd’hui le dessin, la BD. Vivre du tirage de ses albums, c’est fantastique quand c’est possible. Mais moi, quand je vends 10 000 exemplaires d’un livre, je suis content! Et si tu mets cela en relation avec les heures investies, c’est impossible. Je suis donc très content que des galeries acceptent de temps en temps de vendre mes originaux… Et si certains dessinateurs comme Hergé représentent aujourd’hui des ventes aux enchères incroyables, je ne pense pas que ce soit lié exclusivement à l’enfance ou à une nostalgie. Le dessin reste un art « prolétaire », compréhensible et réalisable par tous. Le dessin, la BD, c’est « facile », plus que le cinéma.

Reste la révolution numérique. Est-elle passée par vous?

Sur Photoshop, je crois être capable de faire exactement ce que ma fille sait faire… Mais je reste toujours à côté, elle est bien plus rapide. J’aime, je comprends l’intérêt du numérique, j’effectue des montages, je retravaille parfois une image. Mais je préfère le rapport organique du papier, et je vais plus vite avec un crayon. L’ordinateur est plus lent. Mes couleurs à l’écoline, le travail du pigment, ça ne peut pas se faire à l’ordinateur. Mais nous créons tous, dessinateurs, des £uvres originales destinées à l’impression, l’outil informatique est donc précieux. Pour le reste, je n’ai pas d’ambition là-dessus. J’ai toujours préféré les petites £uvres jolies aux grandes £uvres médiocres. l

JOOST SWARTE, TRAFIC, EXPOSITION-VENTE DU 9 SEPTEMBRE AU 9 OCTOBRE, GALERIE CHAMPAKA, 27, RUE ERNEST ALLARD À BRUXELLES.

WWW.GALERIECHAMPAKA.COM

WWW.JOOSTSWARTE.COM

RENCONTRE OLIVIER VAN VAERENBERGH, À HAARLEM

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content