Le fond et la forme: bilan et coups de coeur de la 71e édition (en ligne) de la Berlinale

Ours d'or mérité pour l'hilarant Bad Luck Banging or Loony Porn et son dézingage au bazooka de la grande mascarade morale contemporaine.
Nicolas Clément
Nicolas Clément Journaliste cinéma

Objet de cinéma fou, Bad Luck Banging or Loony Porn de Radu Jude triomphe au terme d’une 71e Berlinale (en ligne) placée sous le signe de l’audace et de l’expérimentation.

Carlo Chatrian, directeur artistique du festival, l’avait annoncé en amont de l’événement: « Tous les films de la Compétition possèdent cette particularité de questionner la forme qu’ils choisissent d’adopter. » Et, en effet: objet bâtard dont l’entreprise de déconstruction narrative oscille constamment entre documentaire et fiction (A Cop Movie du Mexicain Alonso Ruizpalacios), boîte à souvenirs redonnant vie et mouvement aux images figées du passé (Memory Box des Franco-Libanais Joana Hadjithomas et Khalil Joreige), succession limpide d’ellipses racontant des vies en creux (Introduction du Sud-Coréen Hong Sang-soo), fausse autofiction à l’autodérision théâtralisée (Next Door de et avec l’Allemand Daniel Brühl)… Chacun des longs métrages engagés dans la course à l’Ours doré était porteur d’audace stylistique et d’esprit de recherche structurelle.

Pour le meilleur et pour le pire, serait-on tenté d’écrire. Mais si cette 71e édition censée se dérouler en deux temps (en ligne pour les professionnels en ce début mars donc, et en présentiel pour le public en juin) ne nous a pas épargné quelques énormes ratages (l’assommant et moche Fabian – Going to the Dogs de l’Allemand Dominik Graf, le plombé et complaisant Forest – I See You Everywhere du Hongrois Benedek Fliegauf) et autres semi-déceptions (Albatros du Français Xavier Beauvois, Petite Maman de la Française Céline Sciamma), on choisira néanmoins d’en retenir avant tout la fine fleur. À commencer bien sûr par le grand triomphateur de cette singulière Berlinale en forme de vaste laboratoire d’idées créatives: le génial Bad Luck Banging or Loony Porn du Roumain Radu Jude (lire son portrait ci-dessous), satire aussi « élaborée que sauvage« , selon les mots du jury, épinglant dans une outrance radicalement ravageuse l’absurdité et l’indécence morale du monde contemporain. Tous ceux (et ils sont nombreux) qui ont choisi de ne voir là que provocation gratuite et vulgaire immaturité peuvent aller se rhabiller (ou plutôt desserrer le col qu’ils ont un peu raide): voici un Ours d’or qui fait furieusement plaisir et capte comme aucun autre film cette année l’esprit malade de son époque.

Revue express du festival en quelques instantanés coups de coeur, toutes sections confondues.

Taste

De Lê Bao.

Taste de Lê Bao.
Taste de Lê Bao.

Dans Taste, Prix spécial de la section Encounters, un footballeur nigérian blessé partage un quotidien étrangement ritualisé avec quatre Vietnamiennes. On pense aussi bien à Pedro Costa qu’à Tsai Ming-liang face à ce jusqu’au-boutiste ovni auteuriste traversé de renversantes visions hallucinées. Ne cherchez plus le futur grand du cinéma asiatique: il a 30 ans et s’appelle Lê Bao.

What Do We See When We Look at the Sky?

D’Alexandre Koberidze.

What Do We See When We Look at the Sky? d'Alexandre Koberidze.
What Do We See When We Look at the Sky? d’Alexandre Koberidze.

Avec trois fois rien, le réalisateur géorgien Alexandre Koberidze invente tout un monde dans cette fable discrètement enchanteresse où une sombre malédiction empêche un garçon et une fille de se retrouver. Invitant à regarder la vie autrement, il la transcende par le simple pouvoir de l’imagination et du cinéma. Le grand oublié du palmarès berlinois.

Wheel of Fortune and Fantasy

De Ryusuke Hamaguchi.

Wheel of Fortune and Fantasy de Ryusuke Hamaguchi.
Wheel of Fortune and Fantasy de Ryusuke Hamaguchi.

Petit prodige du cinéma nippon, Ryusuke Hamaguchi a encore frappé, Grand Prix du jury à la clé. Il rassemble dans Wheel of Fortune and Fantasy trois courts segments liés entre eux par les thématiques du hasard et de l’imagination. Sous l’apparente simplicité des dispositifs, un subtil entrelacs de sentiments complexes où brille l’intelligence des mots et des corps.

Ninjababy

D’Yngvild Sve Flikke.

Ninjababy d'Yngvild Sve Flikke.
Ninjababy d’Yngvild Sve Flikke.

Coup de foudre total, dans la jeune section Generation du festival, pour cette comédie féministe et feelgood venue de Norvège qui mêle prises de vue réelles et animation. Centrée sur une antihéroïne foutraque en déni de grossesse, Ninjababy tacle les stéréotypes sur la maternité avec un génial humour oblique et un franc-parler salutaire. Irrésistible.

Cryptozoo

De Dash Shaw.

Cryptozoo de Dash Shaw.
Cryptozoo de Dash Shaw.

Figure de la BD indé US, Dash Shaw ne sacrifie rien de ses obsessions cosmiques et droguées dans ce film d’animation radicalement libre où les utopies de la contre-culture sixties dépendent de la protection de créatures chimériques. Prix spécial de la section Generation 14plus, une symphonie de couleurs psychés pouvant causer l’ivresse.

Mr Bachmann and His Class

De Maria Speth.

Mr Bachmann and His Class de Maria Speth.
Mr Bachmann and His Class de Maria Speth.

Il y a quelque chose de l’ordre de la maïeutique socratique chez ce professeur iconoclaste -sorte de Bill Murray teuton fan d’AC/DC- à la tête d’une classe d’adolescents largement issus de l’immigration. Fruit d’un énorme travail de montage, ce documentaire-fleuve récompensé du Prix du jury en fait un portrait électrisant, qui donne foi dans notre avenir multiculturel.

Natural Light

De Dénes Nagy.

Natural Light de Dénes Nagy.
Natural Light de Dénes Nagy.

Héritier conjugué de Joseph Conrad et d’Andreï Tarkovski, Dénes Nagy signe avec Natural Light un premier long métrage d’une ambition monstre rivé au visage hébété d’un sous-lieutenant hongrois confronté à l’horreur glacée de la Seconde Guerre mondiale. Une pure merveille plastique et sensorielle, logiquement récompensée du Prix de la mise en scène.

Bas les masques!

Cinéaste roumain maniant politique et humour avec une verve toute paroxystique, Radu Jude remporte un Ours d’or cent fois mérité. Présentations.

Le fond et la forme: bilan et coups de coeur de la 71e édition (en ligne) de la Berlinale

Sur l’écran d’ordinateur, le visage rond et jovial de Radu Jude apparaît. Nous sommes à l’avant-veille du palmarès d’une 71e Berlinale qui choisira de sacrer son bouillonnant et acide Bad Luck Banging or Loony Porn. « C’est un film avant tout basé sur des observations personnelles, sur des choses que j’ai pu relever autour de moi, raconte-t-il. Vous savez, je suis père, j’ai deux enfants, je me suis rendu à de nombreuses réunions de parents à l’école, par exemple, et je dirais qu’une bonne moitié des choses horribles que l’on entend ou que l’on voit dans mon film sont tirées de ces expériences-là (sourire) . Parce que quand il s’agit de l’avenir de leurs enfants, les gens ont tendance à tomber le masque de l’hypocrisie et de la respectabilité pour dire ce qu’ils pensent vraiment. Et, bien sûr, ce n’est pas toujours très beau à voir, ni à entendre… »

Hypocrisie, le vilain mot est lâché. Et tout Bad Luck Banging or Loony Porn, en effet, semble vouloir graviter autour de ce concept qui définit mieux que tous les autres, selon le cinéaste, la société contemporaine. Satire féroce et frontale exposant dans un grand tourbillon composite d’idées folles toute l’indécence du monde, le film s’ouvre sur une scène de baise amateure comme on en ramasse à la pelle sur YouPorn. Il s’agit en l’occurrence de la sextape d’une institutrice roumaine, Emi, qui a fuité par inadvertance. La suite se découpe en trois temps. Un premier où l’on suit l’infortunée, déambulant inlassablement dans une ville où la laideur et la vulgarité -humaine comme commerciale- s’étalent partout, en long, en large et en travers. Un deuxième en forme de dictionnaire non-narratif kaléidoscopique qui procède par vignettes tragico-burlesques épinglant la comédie humaine dans toute son insplendeur crasse. Un troisième, explosif, où une réunion de parents convoquée afin de décider du sort de l’enseignante se transforme en improbable tribunal moral aux accents farcesques.

Cache-sexes

Sous ses dehors de grand fourre-tout outrancier, le film, mordant et précis, pose un regard acéré sur le monde. Cinéaste formé à l’Université des Médias de Bucarest et obsédé par l’Histoire politique de son pays, Radu Jude y fait constamment communiquer passé et présent, réalité et fiction. « Pour moi, faire ce film c’est un peu comme réaliser un film historique à propos du présent, se plaît-il à dire. J’exhume des choses du passé et je les mets en parallèle avec des éléments emblématiques de notre contemporanéité. »

Mieux: tourné sur le vif en pleine pandémie, le film intègre complètement à sa trame la réalité du coronavirus, la présence des masques notamment ajoutant encore au haut potentiel burlesque de sa charge au vitriol contre la bêtise ambiante. « J’aime l’idée que le film soit historiquement daté par les masques. C’est pour moi l’un des grands pouvoirs du cinéma: capturer l’esprit d’une époque, offrir une représentation d’une réalité très spécifique. Je pense que le fait d’intégrer la réalité du coronavirus à la trame même du film ajoute de l’humour, certainement, mais aussi une dimension plus métaphorique. Il ne faut pas aller très loin, en effet, dans l’analyse psychanalytique pour faire le lien entre les masques qui couvrent les bouches et les cache-sexes qui dissimulent les vagins. » Hypocrisie, quand tu nous tiens…

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