Didier Reynders vient d’accrocher une deuxième médaille au revers de son veston. Après le juteux tax shelter pour le cinéma qui a mis du beurre royal -un milliard d’euros en treize ans- dans les épinards du secteur audiovisuel, le même mécanisme artistico- financier devrait voir le jour rapidement pour les arts de la scène. L’encre du projet de loi n’est pas encore sèche qu’un troisième candidat se profile déjà à l’horizon. C’est au tour des producteurs et distributeurs de musique, par la voix de leur lobbyiste principal, le BEA Music, de tendre à présent la patte au politique. Pourquoi se gêneraient-ils? Quand on donne un bonbon à un de ses enfants, il faut bien en donner aussi aux autres…

Vue depuis l’espace, cette plomberie fiscale installée en 2004 avait tout du coup de génie à faire passer Bernard Madoff pour un amateur. Pour faire court, une entreprise privée qui investissait dans le cinéma en Belgique bénéficiait en échange d’une réduction d’impôt alléchante. Le système était tellement parfait que pendant onze ans, en toute légalité, il a surtout servi à engraisser les intermédiaires qui ont fleuri sur ce champ de pétrole et qui, moyennant quelques bricolages, ont réussi à détourner la tuyauterie pour assurer un rendement à deux chiffres aux investisseurs. En un rien de temps, le tax shelter était devenu un placement financier d’enfer avec, ce qui ne gâche rien, un côté nettement plus glam que, disons, des parts dans un complexe minier au Kazakhstan.

Problème: ces intérêts mirobolants étaient prélevés sur le budget du film, amputé d’autant avant même que ne soit tournée la première scène. Une forme de dumping fiscal qui a donné du boulot aux techniciens belges -par ailleurs très prisés- et fait défiler les stars sur le pavé bruxellois (celles d’Astérix et Obélix comme de Grace of Monaco), mais au final c’est quand même l’artistique qui payait l’addition.

Il a fallu du temps avant que la frange lésée du secteur -les petits gagnaient moins mais s’y retrouvaient quand même- se mobilise et se fasse entendre. Début 2015, un tax shelter bridé voyait finalement le jour. Un an plus tard, s’il est encore trop tôt pour tirer le bilan, les premières indications laissent penser que les levées de fonds se portent bien (Belga Films Fund, nouveau venu sur le marché, aurait ramassé plus de 30 millions pour son premier exercice). Au point donc de donner envie aux voisins de palier. Surtout en ces temps de disette budgétaire où chacun est prié de se serrer la ceinture. Les politiques ont trouvé dans cet outil un allié qui leur permet de cacher un peu la misère.

Au risque de casser l’ambiance, on se demande quand même si les acteurs culturels ne sont pas en train de tendre les bras à Faust? Dans son communiqué, le BEA invoque un tax shelter « pour soutenir la production des artistes émergents« . Emergents, vraiment? A voir les films qui ont bénéficié des fonds récoltés, dans l’ancien ou le nouveau régime, cette affirmation ressemble fort à un voeu pieu, ou à un gros mensonge emballé dans du papier éthique. Explications.

C’est de bonne guerre: une société qui place son argent attend un retour sur investissement. Les Médicis sont rares de nos jours. Autrement dit, l’intermédiaire qui récolte la mitraille va évidemment l’orienter en priorité (sa commission en dépend) vers des films populaires ou vers des grosses productions internationales au casting ronflant. Pas vraiment vers un petit film indépendant d’un réalisateur inconnu, fût-il le prochain Scorsese, car son film n’a que peu de chance d’affoler le tiroir-caisse. Résultat: ce nouveau modèle économique risque fort à terme d’amputer la branche la plus créative, la plus audacieuse, la plus dérangeante, la plus fragile aussi du cinéma -et qui renferme aussi sa sève vitale et en fait un art au-delà du simple divertissement-, au profit de productions formatées pour cartonner dans les complexes ou en VOD.

De manière insidieuse et même sans doute involontaire, à la faveur du vent néolibéral dominant, une mission régalienne essentielle (assurer la mixité et l’indépendance des arts) est en voie de privatisation. Quel producteur financera C’est arrivé près de chez vous s’il est dans une logique zéro risque? Le tax shelter est un complément alimentaire, il ne peut en aucun cas remplacer un régime équilibré…

PAR Laurent Raphaël

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