LE ROCK A-T-IL ENCORE UNE ÂME ET DES GRIFFES? NOUS AVONS POSÉ LA QUESTION AU PHILOSOPHE PACÔME THIELLEMENT, EXPERT EN POP CULTURE ET GRAND BAROUDEUR SPIRITUEL. VERDICT: DIEU A DÉSERTÉ LA CHAPELLE ÉLECTRIQUE…

Pacôme Thiellement boxe dans la catégorie philosophe freak et chic. Essayiste touche-à-tout à la barbe hugolienne, il décode le génome de la pop culture au fil d’ouvrages décoiffants. Les Beatles, Zappa, Lynch ou encore Lost ont déjà atterri dans son shakeur conceptuel. Ce nouveau philosophe qui remet du sens sacré là où d’autres sèment des paillettes sera à la Foire du livre pour parler de son dernier ouvrage sur la mort médiatique de l’humour bazooka à la Hara-Kiri ( Tous les chevaliers sauvages, éditions Philippe Rey). Mais c’est bien avec sa casquette rock, jamais loin, qu’il nous explique pourquoi ce courant jadis séditieux n’est plus que l’ombre de lui-même.

Le rock est-il encore subversif?

Le rock est un mouvement qui montait en épingle certains traits de caractère assez déplaisants, comme la méchanceté gratuite, la réussite arrogante, la jouissance à tout prix, le laisser-aller physique et moral: ces traits de caractère qui effrayaient l’homme de pouvoir de l’époque, parce qu’ils révélaient ce qu’il était et qu’il ne pouvait pas regarder en face sans mourir, sont aujourd’hui assumés par les figures de la « droite décomplexée » et par le monde des affaires. En ce sens, les subversifs, ce sont eux: ce sont les 1 % dénoncés pas « Occupy Wall Street »; les politiciens ou les économistes de La Stratégie du Choc; ou Arnaud Lagardère avec Jade. Ils incarnent le côté subversif du rock, qui est bien sûr ce qu’il a produit de moins intéressant et qui aujourd’hui, à l’heure où les conneries des Occidentaux sont en train de mettre en péril la planète, apparaît comme simultanément obscène et obsolète.

Le rock n’avait pas que des mauvais côtés…

Bien sûr que non. Depuis la chanson Eleanor Rigby ou l’album Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band des Beatles, le rock ou la pop ont donné forme à un langage qui s’adressait pour la première fois aux jeunes, aux solitaires, aux laissés-pour-compte, aux coeurs brisés et qui exprimait ce qu’ils ressentaient. Des figures comme celles de David Bowie, Marc Bolan, Jimi Hendrix sont apparues comme les joueurs de flûte de Hamelin: guidant les enfants vers ce que le monde des adultes considérait comme une perdition mais qui était plutôt un refuge face à l’inauthenticité, au mensonge et à la résignation. Cette dimension, à la fois poétique et politique, est non seulement merveilleuse, mais de surcroît unique dans l’histoire de la culture populaire.

Quand cet esprit a-t-il été perverti?

Vers 1973-1974, le modèle économique a changé. Le rock est devenu un business. Des producteurs ont commencé à décider ce qu’il fallait dire ou montrer. C’était le début de la fin. On peut faire un parallèle avec ce qui se passe dans l’univers des séries télé. On a vu un foisonnement créatif pendant 10 ans quand les nerds et les geeks étaient aux commandes. Puis des producteurs ont mis la main sur le secteur et l’ont asséché. Du coup, les séries qui apparaissent aujourd’hui n’ont plus la fraîcheur ni la puissance de celles des années précédentes.

Ça se passe toujours comme ça?

Oui. Ceux qui mettent de l’argent ne savent d’abord pas trop à quoi il va servir. Puis ils se rendent compte que certains schèmes fonctionnent et estiment légitime d’avoir leur mot à dire. Quand les financiers commencent à penser qu’ils savent ce qu’il faut produire, c’est foutu.

A vous écouter, le rock a perdu son âme…

On évoque encore le rock parce qu’il reste des témoins vivants de cet âge d’or comme Neil Young, Bob Dylan ou Robert Plant, mais oui, la fonction poétique du rock a vécu.

Les grandes heures du hip hop sont aussi derrière lui?

Le Wu Tang Clan fut peut-être sa dernière grande geste, juste avant la récupération massive du mouvement. L’histoire de la création artistique ressemble à la BD Philémon de Fred. Le personnage principal peut entrer dans le monde de l’océan Atlantique par des portes magiques situées dans son quotidien, mais il ne peut jamais ouvrir 2 fois la même sinon il provoque une catastrophe plus grande que le bien qu’il tente de faire. La réanimation artistique, ça ne marche pas, il faut chercher sans cesse de nouveaux espaces…

Pour revenir au rock, il est donc condamné à radoter?

Il y a d’immenses artistes comme Trent Reznor (Nine Inch Nails), Tom Waits, Prince, Frank Black, Kim Deal, mais la flamme de l’inspiration brûle ailleurs -dans tout ce qui a eu lieu à partir de gens comme John Zorn, Richard Bishop, Mike Patton, ou dans la musique d’un groupe comme Secret Chiefs 3, aussi à l’aise avec les sonorités iraniennes que dans le death metal, et capable de transformer Jacky de Brel en western oriental. C’est une musique qui a abandonné ses déterminations régionales, elle possède des qualités carnavalesque et apocalyptique. Ceci dit, elle reste une musique de transition. On se retrouve aujourd’hui dans la même situation que la poésie symboliste, à l’époque de Mallarmé, en attente de la relève.

Dans ce contexte, la critique rock a-t-elle encore un sens?

Je suis beaucoup plus excité de ce que je lis sur les blogs de fans que dans la presse. La critique « officielle » a abandonné l’exégèse de la musique alors que les fans éclairés sont super interprétatifs et peuvent consacrer des paragraphes à une parole ou une note sur un disque. Ils sont passionnément et obsessionnellement exégétiques là où la presse installée reste en surface et se pose en prescripteur.

Qu’entendez-vous par l’exégèse du rock?

J’attends des gens qui parlent de musique qu’ils recollent les morceaux du puzzle qui permet de comprendre le dessein divin. Qu’ils nous aident à percer les 2 mystères de la création: à savoir qu’est-ce que la réalité et qu’est-ce qu’être un être humain.

Le rock a donc bien une dimension religieuse…

Dans la métaphysique traditionnelle, il y a d’abord un temps prophétique, quand l’homme parle le langage des dieux et invente l’Histoire. Puis suit une période exégétique où il essaie de comprendre ce qu’il doit faire, avant la fin de son cycle d’existence. Dans l’islam, l’ère prophétique va d’Abraham à Mahomet. A partir de là commence l’ère des imams qui vont se consacrer à l’interprétation des prophéties. Ils vont interpréter jusqu’à épuiser toutes les explications: c’est la seule voie pour tourner la page et permettre la « grande résurrection ». Cet exercice, il faut le faire pour les cultures populaires. Il faut le faire pour le rock. Sinon on restera éternellement enfermé dans l’expérience de la répétition, avec à chaque tour de piste des alcools plus frelatés, des drogues plus coupées à la craie et de la moins bonne musique.

INTERVIEW LAURENT RAPHAËL, ILLUSTRATION SÉBASTIEN LUMINEAU

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