ALEXANDER SOKUROV FILME L’HUMAIN DANS SES CONTRADICTIONS, ET LE MAL SOUS UNE FORME ÉPURÉE. SANS OUBLIER DE RÉINVENTER LE CINÉMA DANS UN FAUST PASSIONNANT.

Ainsi s’achève la tétralogie sur le pouvoir et le mal entamée par Moloch (sur Adolf Hitler) puis poursuivie par Taurus (sur Lénine) et Le Soleil (sur l’empereur du Japon Hirohito). Faust complète sur un mode majeur cet ensemble foisonnant, faisant place à la réflexion mais aussi à la méditation et à d’importants enjeux artistiques. Le très fameux texte de Goethe, avec son héros tenté par le Diable et un pacte fatal, offre un riche point de départ à Sokurov qui en signe une adaptation aussi libre que partielle. Le grand cinéaste russe y développe sa pensée, sa singularité formelle, cette capacité qu’il a de pousser le potentiel du 7e art vers des explorations inédites. Nous l’avons rencontré dans un vénérable immeuble de la Galerie du Roi, au centre de Bruxelles. A cette adresse, en 1896, la première projection cinématographique en Belgique eut lieu. Comment rêver meilleur endroit pour une rencontre avec un des rares réalisateurs capables de nous offrir aujourd’hui le type de frisson que les inventeurs du langage des images animées purent proposer à leurs contemporains…

Quel fut le point de départ de ce projet des plus singuliers?

Mes projets ne naissent pas tous de la même manière. Quand on fait par exemple un film sur Chostakovitch, le point de départ est bien sûr la musique. Dans le cas de Faust, et plus globalement de la tétralogie, c’est d’une réflexion sur le destin de l’Homme que tout est né. Pas une réflexion sur le destin de l’univers, ou sur l’Histoire. Mais bien sur le destin de l’Homme. De quoi l’Homme avait-il l’air, dans une série de circonstances bien précises? Et pourquoi a-t-il pris telle ou telle décision? De quoi dépend la décision qu’un homme peut prendre? Ne fait-on pas erreur en présumant que les grandes décisions sont le fruit de l’intellect, d’une tension intellectuelle? Il est important de se poser cette question…

Il y a donc au départ une idée, plus qu’un personnage ou une image?

Il est très difficile de séparer, dans une oeuvre artistique, la dimension intellectuelle du reste, qui lui donne corps. Moi je fais des films auxquels j’ai pensé, réfléchi, longtemps. Je n’ai, de ma vie, réalisé que deux films qui résultaient de situations concrètes. Deux documentaires. Dans chaque film, il y a une espèce de bibliothèque interne, une addition de notes prises au fil du temps, sur des idées qui petit à petit vont se combiner, produire du sens, comme un précipité chimique. La littérature nous a appris cela. Le premier géniteur du cinéaste, ce sera toujours la littérature. Elle est notre père, la peinture étant notre maman… Mais c’est la littérature qui domine le plus souvent. Dans l’Histoire du cinéma, il y a eu beaucoup de cinéastes « aveugles », qui n’ont jamais rien compris à l’image. Ils ne s’approchaient même pas de la caméra, peut-être même ne regardaient-ils pas leurs propres films… Mais ils avaient des pères de qualité, des livres dont ils savaient reproduire la dramaturgie, même s’ils ne savaient pas faire d’images.

La genèse d’un film est donc forcément un processus lent et long?

Oui, il en est encore ainsi de la trilogie que j’entends achever sur le thème du caractère excessif de l’amour, sur la souffrance de celle ou celui qui ressent le manque d’amour. L’amour se vit comme un excès et ça complique souvent les choses… Le premier film était Mère et fils, le deuxième fut Père et fils. Le troisième et dernier film de la trilogie aura pour sujet les rapports de deux frères et d’une soeur. Mes propres rapports à la question posée peuvent être qualifiés eux aussi d’excessifs… La réflexion, le sens, peuvent rester endormis très longtemps. C’est comme un rêve, le sens se repose, puis il se réveille sans qu’on sache à l’avance quand il va le faire. Un oeuf, vous avez beau le caresser, il prendra le temps qu’il doit prendre avant d’éclore. D’où le temps que prend le travail de réflexion. Je multiplie les notes. Et quand je relis ces dernières, un an après, je me demande parfois à quel point j’ai pu être stupide! Parfois, au contraire, même avec des notes plus anciennes, de dix ans, je me dis: « Ça, tu l’as plagié. C’est trop bon, trop clairvoyant pour être de toi! »

Il y a forcément un sens à clôturer la tétralogie du mal et du pouvoir par ce Faust

Faust n’est pas le point final de la tétralogie. Chronologiquement, c’est bien sûr le dernier, mais les quatre films sont égaux à mes yeux. Et leurs personnages principaux sont des mythes, que j’ai représentés comme des humains banals. Hitler, Lénine, Hirohito ne sont pas si différents de Faust. Nous ne savons presque rien de ce personnage, Goethe ne le décrit pas. On peut donc l’imaginer comme on veut, lui donner ce tissu humain que Goethe ne lui a pas donné. Mon Faust est un être humain, avec ses besoins, ses passions. Que veut-il? Passer une nuit avec la jeune fille (Marguerite, ndlr). Il est prêt à tout sacrifier pour ça. C’est absolument trivial, vulgaire! Le fait qu’il soit un homme d’intellect ne va pas l’empêcher de commettre un crime… Faust réunit tous les films car il y a tout en lui: la volonté, l’intellect et les désirs animaux. Et un dialogue permanent avec des forces impures… Les hommes occupant le pouvoir sont des humains, et ils prennent leurs décisions comme des humains. Il n’y a rien de sacré dans le pouvoir. Ce sont des termes antinomiques. Et c’est très dommage! Si nous supposons que le pouvoir peut élever un homme, au sens spirituel, qu’il le rend plus courageux, mais aussi plus humble, plus attentif et prudent, plus capable d’amour, force est de constater que ce n’est pas le cas…

Et Méphistophélès là-dedans?

Je ne crois pas que le Diable existe. C’est un personnage imaginaire que cet ange révolté contre Dieu puis rejeté. C’est n’importe quoi! Tout ce qui est beau et tout ce qui est laid en l’homme est simplement humain. Ce que nous appelons le Diable, c’est un homme qui par exemple profite de la faiblesse d’un autre homme pour l’amener à fumer, pour un jour lui vendre de la drogue. Un homme sans scrupules, dont les manoeuvres immorales sont toujours en définitive liées à l’argent. D’où le fait que Méphistophélès soit un usurier dans mon film.

On a, devant vos meilleurs films, ce sentiment étrange et excitant d’assister comme à une nouvelle naissance du cinéma, d’être comme aux origines du 7e art…

Vous êtes le premier à l’avoir remarqué. Je vous remercie sincèrement de comprendre le film et l’homme avec votre coeur. Tout part des choix. Je ne travaillerais jamais, déjà, avec des acteurs connus. Et pour chaque film, je demande aux techniciens et aux ingénieurs avec lesquels je travaille de trouver de nouvelles techniques. Faust est le premier film de l’Histoire du cinéma à employer une optique à perspective inversée. On trouve quelque chose de proche chez Vermeer, et un peu dans l’icône russe. Nous avons construit une lentille spéciale, un objectif unique, très cher, énorme, très difficile à utiliser vu l’encombrement et le poids. On a aussi utilisé des objectifs dépourvus de lentille. Chaque oeuvre de cinéma se doit d’être profondément personnelle, et faire comprendre au spectateur qu’elle a été faite spécialement pour lui. Car quand vous allez voir un film, vous ne payez pas un billet de cinéma à 10 euros. Vous payez deux heures de votre vie, et c’est un prix terrible! Ces deux heures que je vous vole, et que vous auriez pu passer avec vos enfants, à écouter de la musique, à lire un livre, je m’en sens coupable, responsable. Je dois donc tout faire pour me le faire pardonner…

TRADUCTION DU RUSSE: JEREMI SZANIAWSKI (SON LIVRE THE CINEMA OF ALEXANDER SOKUROV: FIGURES OF PARADOX SORT EN NOVEMBRE CHEZ WALLFLOWER PRESS).

GALERIES CINÉMA PROPOSE JUSQU’AU 28/11 UNE EXPO SUPERVISÉE PAR LE CINÉASTE RUSSE ET S’INTERROGEANT SUR LE PILLAGE DES oeUVRES D’ART EN IRAK DEPUIS LES ANNÉES 90. CINEMATEK, FLAGEY ET GALERIES, TOUJOURS, ORGANISENT DES RÉTROSPECTIVES À TRAVERS DES PROGRAMMES REPRENANT LES oeUVRES DE FICTION DE SOKUROV. BOZAR ORGANISE UNE PROJECTION EXCEPTIONNELLE DE LA SÉRIE DOCUMENTAIRE ELEGIES (LE 17/11 DE 14 À 21 H).

RENCONTRE Louis Danvers

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