Le collectionneur

Gérard Berréby de retour sur les lieux du premier concert hors Grande-Bretagne de Joy Division. © PHILIPPE CORNET

Boss des éditions Allia, Gérard Berréby parle de sa nouvelle parution -consacrée à Joy Division et donc un peu aussi à Bruxelles– et de sa collection de bouquins musicaux d’envergure.

De passage à Bruxelles pour des cours d’écriture donnés à La Cambre, Gérard Berréby, éditeur, écrivain et plasticien, donne rendez-vous chaussée de Ninove. Là où il loge, un loft occupé par un copain graveur. Le hasard existe-t-il vraiment? Ce coin de Molenbeek un samedi après-midi -circulation névrotique, passants de toutes origines, déluge de commerces- n’est pas sans rappeler le quartier de Paris où réside Gérard, la Goutte d’Or. Le tout juste septuagénaire -qui ne le fait pas- a des accointances avec notre Plat Pays, ayant édité des entretiens avec le surréaliste Scutenaire et cet incroyable bouquin, Le Général situationniste, où le personnage principal, l’authentique officier-aviateur Piet de Groof, s’occupe de poésie et d’art frondeurs. Le trajet de Berréby et d’Allia croise donc plus d’une fois celui des situationnistes, mouvement ayant gobé entre autres le surréalisme et le dadaïsme dans des visées de révolution culturelle, la star du genre étant bien sûr Guy Debord (1931-1994) .  » Entre le général de Groof et l’histoire du Plan K, de Frédéric Flamand, du magazine En attendant (1), des Disques du Crépuscule, compare Berréby, il y a une force bruxelloise qui attire à un certain moment. Celle qui amène à la fin des années 70, entre autres William S. Burroughs et Joy Division. Je pense que les histoires se rejoignent« .

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Autre fortuité connectée à la Belgique? Parmi les 550 livres (dont 25 sur la musique) édités par Allia depuis 1982 se place une nouveauté signée Jon Savage. Le journaliste-écrivain anglais, auteur du classique England’s Dreaming, saga autour des Pistols et du punk, publie Le reste n’était qu’obscurité. Traduction française de This Searing Light, the Sun and Everything Else paru l’année dernière chez les Anglais de Faber & Faber ( voir encadré). Soit 368 pages prenant à la racine l’histoire fulgurante de Joy Division, et incluant donc le moment où le groupe se produit pour la première fois en dehors de Grande-Bretagne, le 16 octobre 1979, à La Raffinerie du Plan K, rue de Manchester (…), à Molenbeek. À moins d’un kilomètre d’où réside, en ce week-end de septembre, Gérard Berréby. On passe y faire quelques photos, en façade de ce qui est aujourd’hui géré par Charleroi Danse, lieu essentiellement fréquenté par les chorégraphes.

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Un bout de ta biographie?

Je suis né en 1950 dans une famille juive tunisienne, à Tunis. D’un milieu modeste, j’allais à l’école locale, pas au Lycée Français. La Tunisie devient indépendante en 1956, et je pars avec ma mère et une fratrie de cinq enfants en 1965 en France.

Pourquoi cette collection musique de 25 livres brassant tous les genres?

Je ne suis pas du tout un grand connaisseur ni un spécialiste, je ne suis pas musicologue. Mais on a traduit et publié depuis une vingtaine d’années l’essentiel des grands livres de la critique anglo-saxonne, à l’exception peut-être de Lester Bangs, que je pensais intraduisible. Je me suis trompé puisque quelqu’un d’autre s’en est chargé (Tristram). Ce qui me paraît important, c’est que les ouvrages sur la musique, la littérature contemporaine, la politique ou les auteurs belges -j’ai fait un livre d’entretien avec le situationniste Raoul Vaneigem- défendent une sensibilité politique. Sans que ce soit les spécialistes de chaque domaine qui publient, sinon, ça donnerait une série de petits ghettos.

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Il y a parmi vos livres, par exemple ceux signés Greil Marcus ( Lipstick Traces), Nick Tosches ( Hellfire), Legs McNeil et Jennifer McCain ( Please Kill Me), un désir de contextualisation et de transversalité. On n’est jamais loin ni du social ni du politique. Comme d’ailleurs le bouquin de Jon Savage sur Joy Division, qui s’ouvre sur l’Histoire industrielle de Manchester et de sa région…

Il paraît impossible de parler de Joy Division sans aborder Manchester comme il est impossible de raconter la naissance du disco, ce que fait Peter Shapiro dans Turn the Beat Around, paru chez nous en 2008, sans parler de la répression dans les clubs gay new-yorkais. Le travail de Shapiro est d’ailleurs, dans ses 100 premières pages, un essai politico-historique et social.

Vous avez publié trois livres « allemands »: Der Klang der Familie sur Berlin, la techno et la chute du mur, l’étonnant Too Much Future sur le punk en RDA et puis Dilapide ta jeunesse, présenté comme un roman-documentaire sur le punk et la new wave allemands…

La musique n’est pas uniquement du bruit pour une jeunesse décervelée (sic). Dans England’s Dreaming (Les Sex Pistols et le punk), Jon Savage montre comment une jeunesse devient sauvage, au sens noble du terme. Avec plein de bruit et de fureur, elle s’empare du devant de la scène alors que certains ne savent même pas utiliser une guitare! Et ça, c’est génial. On ne fait pas de livres pour les admirateurs, on ne met pas de photos hyper-léchées: dans Can’t Stop Won’t Stop sur la génération hip-hop, Jeff Chang montre à quel point le rap succède à une impasse musicale, à quel point il est une musique de rupture.

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Vos livres sont épais -736 pages pour The England’s Dreaming Tapes de Jon Savage- et incarnent une impressionnante somme de recherches, d’interviews et d’écriture. Est-ce la conséquence de l’origine anglo-saxonne des auteurs, supposés avoir davantage de moyens puisque leur marché est d’emblée plus vaste que l’équivalent francophone?

Non, je ne crois pas. Je pense qu’il s’agit d’une différence d’approche. Quand Nick Tosches écrit son livre Country: les racines tordues du rock’n’roll, ça tourne à l’obsession. Il n’a de cesse de trouver tel enregistrement pirate de tel chanteur fait en telle année, et tant qu’il ne l’a pas, il ne peut pas finir son bouquin.

Le principe des livres musicaux d’Allia, c’est que la plupart sont montés comme un film, entre les paroles de témoins…

Le travail de montage est un travail littéraire. L’art du montage, par exemple dans Please Kill Me, est tellement remarquable que même si on ne s’intéresse pas à l’Histoire du punk, on va vouloir tourner les pages et s’en enfiler les 700 en deux-trois jours. C’est une éthique, un style, une façon de faire. On n’a pas envie de produire des choses bâtardisées.

Quelle est l’économie de cette collection musique?

Le premier tirage du livre de Joy Division est de 4 000 exemplaires. Les meilleures ventes sont Please Kill Me, 16 000 exemplaires, 14 ou 15 000 pour Can’t Stop Won’t Stop, 12 000 pour Lipstick Traces de Greil Marcus, etc. Dans l’ensemble, ça fonctionne plutôt bien pour Allia où l’on publie à la fois des poèmes traduits du grec de Sappho ou deux ouvrages d’un épidémiologue américain, George A. Soper, initialement parus en 1919 sur la grippe espagnole et la typhoïde, avec lesquels on a l’impression d’être aujourd’hui. Notre force, c’est d’essayer qu’aucune personne publiée dans la maison – qui compte quatre employés, moi compris- ne se sente en mauvaise compagnie… Sans subventions, le contraire nécessitant que je la mette un peu en veilleuse (sourire). Et puis dans cette collection de bouquins, on maintient des prix corrects, entre 15 et 30 euros. Et on évite les livres de saison, sur le féminisme ou la littérature albanaise (sourire). Cette maison fonctionne comme un label: avec des gens disparates dans la vie mais qui trouvent une chimie commune via la littérature.

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Votre édition des Miscellanées culinaires de Mr. Schott, paru en 2005, a été un grand succès. Est-ce un peu comme le label Factory qui, gagnant de l’argent avec New Order, investissait dans les Happy Mondays? Vous pratiquez les vases communicants financiers?

Non, pas vraiment. Le choix de ce livre s’inscrivait dans la cohérence de notre travail, sans penser qu’il aurait un tel retentissement, 280 000 exemplaires vendus à ce jour. Ce succès a été très progressif, pas en le mettant d’emblée dans des présentoirs de supermarchés.

Vos bouquins ont traité à peu près de tous les genres populaires: rock’n’roll, punk, soul, disco, West Coast, new wave. Quelle est la prochaine étape?

Oui, on a traité tout cela, je le souligne, avec autorité de la part des auteurs. Je pense à Bass Culture – Quand le reggae était roi de Lloyd Bradley, paru en Grande-Bretagne en 2000, et chez Allia cinq ans plus tard. Malgré les éventuels manques de l’après 2000, il reste inégalé. Et c’est là la force de nos livres. Quant à la prochaine étape, on attendra d’avoir un autre livre qui en vaille la peine.

Vous faites aussi une collection format mini -9 centimètres sur 14, environ 50 pages-, comme le Machine Soul de Jon Savage…

Pas seulement des livres musicaux, puisqu’on a également édité du Garcia Lorca, du Dashiell Hammett ou du Herman Melville. Là, on est à 3 euros. Abordable donc.

Allia, une maison qui fait de la résistance?

L’édition française est un monde composé d’universitaires, de familles, d’écrivains, du milieu de la pensée, de fortunes personnelles, qui pratiquent l’entre-soi. La littérature est assez importante pour ne pas la laisser aux mains de ces spécialistes et donc proposer une alternative qui amène un rafraîchissement. Venir d’ailleurs. Quand Ian Curtis montait sur scène, il était calme et puis devenait barré comme un possédé. Il y a des gens qui font les choses différemment, qui n’ont pas les codes d’un milieu et qui le bousculent.

(1) Frédéric Flamand (1946): créateur de la troupe d’avant-garde du Plan K qui donne son nom à la Raffinerie, ancienne usine à cassonade de Molenbeek, qu’elle occupe dès 1979; En Attendant: mensuel/fanzine/magazine indépendant bruxellois, fameux dans la seconde partie des années 70 pour ses articles pro-punk/new wave.

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Le reste n’était qu’obscurité

 » La Raffinerie du Plan K n’aurait pas pu exister en France, parce que le tropisme entre la France et l’Angleterre se serait fait à coups de sponsors, d’agents et d’à-valoir, alors que là, une fille comme Annik Honoré, elle a environ 20 ans et elle fait venir Joy Division à Bruxelles. » Devant l’impressionnante carcasse du Plan K, rue de Manchester, en ce mois de septembre 2020, avec Gérard Berréby, difficile de ne pas ressentir les vibrations du lieu. Celui qui, il y a un peu plus de 40 ans, accueillait deux concerts de Joy Division, les 16 octobre 1979 et 17 janvier 1980. Le récit du premier trip hors-Grande-Bretagne de Ian Curtis & Co s’insère naturellement dans ce énième livre sur la saga, au final mortifère, de Joy Division. L’impressionnant travail de Jon Savage parvient néanmoins à une évocation rare, proche voire intime, du parcours explosé du band lorsque Curtis se pend chez lui, le 18 mai 1980. Savage cueille évidemment la parole des membres du groupe, mais aussi d’une trentaine d’autres acteurs/spectateurs de la comète brûlée, comme Tony Wilson -patron du label Factory- et Annik Honoré. Avec des moments « réalistes » où Peter Hook explique que, pris en première partie d’une tournée anglaise des Buzzcocks, les musiciens de JD touchent environ onze livres par semaine. Au-delà de la misère. En débutant son livre par une analyse géopolitique de Manchester et de la voisine Salford -d’où viennent Curtis et sa bande-, Savage situe le cadre de son livre: une civilisation post-industrielle qui a produit de la post-musique.

De Jon Savage, éditions Allia, traduit de l’anglais par Julien Besse, 368 pages.

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