Le cinéaste voyageur

Cartas da Guerra © DR
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Adaptant Les Lettres de la guerre de l’écrivain portugais António Lobo Antunes, Ivo M. Ferreira signe un film magnifique, s’invitant dans l’intimité épistolaire d’un couple amoureux tout en procédant à l’inventaire des guerres coloniales. Envoûtant…

Sa photo de profil WhatsApp affiche les traits de Corto Maltese. Et du gentilhomme de fortune imaginé par Hugo Pratt, Ivo M. Ferreira a, de toute évidence, hérité du goût du voyage, sinon de l’aventure. Né à Lisbonne quelques mois après la révolution des OEillets, son parcours le conduira dans un premier temps de Londres à Bucarest pour y poursuivre ses études. Aux quatre coins du monde ensuite, de Macao, où il entame, en 1997, son parcours documentaire avec O Homem da Bicicleta – Diário de Macau, à São Tomé-et-Principe, où il signe quelques années plus tard Soia di Principe. Et l’on en passe, comme l’Angola, où il travaille entre-temps avec le théâtre Elinga de Luanda, avant d’y tourner des films anthropologiques.

La fascination des secrets

C’est ce même pays qui offre aujourd’hui son cadre à Cartas da guerra, somptueux long métrage de fiction qui, après avoir illuminé la Berlinale 2016, débarque aujourd’hui sur nos écrans. Le cinéaste y adapte l’ouvrage épistolaire éponyme du grand écrivain lusitanien António Lobo Antunes, lettres d’amour qu’il adressa, jeune médecin enrôlé en 1971 dans l’armée portugaise en Afrique, à son épouse enceinte, restée au pays. Ou mieux, il donne à les entendre, en une fascinante mélopée chargée de saudade assortie des images en noir et blanc d’une aventure coloniale vouée au désastre. « Je m’intéresse aux épisodes de l’Histoire que nos livres scolaires ont tendance à dissimuler, commence-t-il alors qu’on le rencontre à Macao, où il s’est désormais posé avec sa famille. Je suis fasciné par les secrets, et les guerres coloniales en constituent clairement un, personne n’en parle, et surtout pas ceux qui y ont participé. La raison en est simple: après la révolution des OEillets, nous avons été enclins à liquider aussi bien le fascisme que la guerre coloniale, à tel point que l’on n’a commencé à parler de traumatisme de guerre que vers 1991-1992. Avant, ce phénomène n’était même pas reconnu. Ce sujet me fascinait, même si je ne m’imaginais pas tournant un film de guerre stricto sensu… » Le déclic se produira lorsque, rentrant d’un festival au Chili, Ferreira découvre sa femme, enceinte de leur premier enfant, en train de lui lire Les Lettres de la guerre, publiées en 2005 au Portugal. « Certaines choses sommeillent en nous, et tout à coup, tout s’est mis à faire sens. Il y avait à la fois une histoire à raconter, à nos enfants et à d’autres, et une histoire que je voulais entendre. Tourner un film sur un tel sujet permet de faire des recherches, mais aussi de mieux comprendre. »

Ivo M. Ferreira
Ivo M. Ferreira© Getty Images/Riccardo Ghilardi

Les lettres qui composent Cartas da guerra n’étaient, à l’origine, pas destinées à être publiées -à tel point, explique le cinéaste, qu’António Lobo Antunes a coutume de dire qu’il n’a jamais écrit ce livre, sans qu’il le récuse pour autant. Dans leur préface à l’ouvrage (1), Maria José et Joana, les deux filles de l’auteur, qui en ont organisé le contenu, expliquent: « Les lettres de ce livre furent écrites par un homme de 28 ans, dans le cadre intime de sa relation avec sa femme, isolé de tout et de tous durant deux ans de guerre coloniale en Angola, sans qu’il pense qu’elles seraient publiées un jour. Nous n’allons pas décrire ces lettres: chacun les lira à sa manière, assurément différente de la nôtre. Mais quelle qu’en soit l’approche, littéraire, biographique, document de guerre ou histoire d’amour, nous savons qu’elles sont extraordinaires sous tous ces aspects. » Sentiment que traduit limpidement la transposition d’Ivo M. Ferreira. Restituant cette intimité épistolaire, la jeune femme énonçant les mots que l’on voit son mari écrire, le film la transcende également, happant le spectateur dans le flux de la parole en voix off –« Je voulais qu’elle soit très présente, le corps du film devait résider dans ces lettres. » Jusqu’à gagner un horizon comme suspendu entre réalité et songe, bercé par la poésie mélancolique et la musicalité de la langue -le portugais résonne ici dans toute son élégance et sa beauté. « Il y a en effet quelque chose du ressort de l’hypnose. Je suis bien conscient qu’il y a là un défi, et que cela ne fonctionnera peut-être que pour une minorité, de se laisser ainsi absorber… » Voire…

Le filtre du noir et blanc

Le style visuel du film contribue encore à cette impression où, en contrepoint aux lettres, les images, tournées dans un noir et blanc superbe, brouillent de sentiments mêlés d’absence et de solitude des éléments à teneur documentaire. « J’avais besoin d’un filtre, observe le cinéaste. Je connais Maria José, la fille d’António Lobo Antunes, depuis longtemps. Il s’agit de lettres s’insinuant dans l’intimité d’un couple, de son père et de sa mère. Si elles n’avaient pas été publiées auparavant, je n’aurais jamais tourné ce film. S’ajoutait à ce problème le fait de m’attaquer au plus grand écrivain portugais vivant, quelqu’un de très sensible au sujet de cet épisode de sa vie. Et puis il y avait l’armée, à laquelle je ne connaissais rien, et enfin l’époque. Soudainement, je me suis retrouvé piégé à tourner un film d’époque, où je devais être aussi précis que possible dans tout ce qui touchait à l’armée, tout en faisant la biographie d’un homme important, cité au Prix Nobel, et en devant m’arranger pour que ce film m’appartienne. Une partie de la solution est venue du noir et blanc et du statisme, indispensables pour que ce film soit le mien. Un choix personnel, mais lié aussi au fait que l’iconographie de la guerre est en noir et blanc: il suffit de penser aux photos Magnum, qui m’ont inspiré. Un élément sur lequel je n’ai pas transigé, c’est qu’il fallait que l’on ressente que ces types ne souhaitaient pas se trouver là-bas. Cette idée m’a toujours aidé: même quand je ne savais pas précisément quoi filmer, ni comment et avec quel mouvement, je m’en souvenais, et les choses se mettaient à fonctionner naturellement. » Approche intuitive, à laquelle s’est greffée son expérience de l’Afrique, déterminante. « Avoir vécu et travaillé là-bas auparavant s’est avéré fort important, parce qu’en lisant les lettres, je pouvais les relier à des éléments visuels. Je n’aurais d’ailleurs pas fait ce film si nous n’avions pas eu les moyens de tourner en Angola. Je ne suis pas à ce point créatif, j’ai besoin de voir les éléments, la terre, le ciel, je tire mon inspiration de choses simples. » Pour un effet simplement hallucinant…

Sorti au Portugal en septembre, Cartas da guerra y a trusté les honneurs, remportant pas moins de neuf trophées lors de la cérémonie des Sophia Awards (les Magritte locaux), le 22 mars dernier. Au-delà de ses exceptionnelles qualités esthétiques, il a aussi permis de rouvrir une page souvent occultée de l’histoire lusitanienne, suscitant des débats au sein de la population, mais aussi de familles directement affectées par les guerres coloniales. « Ces hommes n’avaient jamais partagé leur expérience, relève Ferreira. Imaginez ces femmes, ces frères, ces soeurs, ces parents assister au départ de quelqu’un pour voir revenir quelqu’un de différent, qu’ils ne reconnaissent plus. Leurs femmes m’ont remercié. Un homme m’a dit avoir fait un cauchemar après avoir vu le film, mais qu’il avait ensuite commencé à en parler, ce qu’il n’avait jamais fait auparavant. Je ne fais pas de films thérapeutiques, mais je suis content d’avoir appris des choses et que des gens en sachent plus sur cette tragédie, en espérant que cela nous en préserve à l’avenir. » Le sien, d’avenir immédiat, prendra la forme d’un film tourné à Macao dans le légendaire casino flottant, et répondant au nom d’Império Hotel -comme un point de chute obligé pour ce cinéaste-voyageur…

(1) PUBLIÉ AUX ÉDITIONS CHRISTIAN BOURGOIS.

En toute indépendance
Tabu, de Miguel Gomes
Tabu, de Miguel Gomes© DR

S’il fallait dégager un trait caractéristique du cinéma portugais, on opterait sans hésiter pour la singularité, postulat s’appliquant aussi bien à la figure tutélaire de Manoel de Oliveira, disparu à l’âge de 106 ans après avoir laissé une oeuvre gigantesque et protéiforme, qu’à la figure volontiers iconoclaste de João César Monteiro ou à la veine anthropologique d’un Pedro Costa. Producteur historique du premier -ils ont tourné une dizaine de films ensemble, de Amour de perdition, en 1979, à Un film parlé, en 2003, collaborateur occasionnel des deux autres (son nom est associé à Sylvestre, de Monteiro, et à Casa de lava, de Costa), Paulo Branco avance une explication à cet état de fait: « Le marché portugais est trop petit pour que l’on puisse juger de l’intérêt d’un film par son nombre de spectateurs. De là cette liberté qui y existe. » Et son corollaire, la floraison d’un cinéma indépendant auquel les festivals internationaux tiennent lieu de vitrine. Ainsi, tout récemment encore, à Locarno qui accueillait, l’été dernier, O Ornitologo, de João Pedro Rodrigues (auteur quinze ans plus tôt d’un mémorable O Fantasma), ou à Berlin voici quelques mois à peine, où le Colo de Teresa Villaverde, exploration toute personnelle du marasme économique lusitanien par la réalisatrice de Os Mutantes et Transe, devait frapper les esprits.

Outre une évidente parenté esthétique allant au-delà du seul usage du noir et blanc, Cartas da guerra partage avec le formidable Tabu de Miguel Gomes, découvert en 2012, une même maison de production, O Som e a Fúria, société ayant le cinéma d’auteur dans son ADN. Et ayant manifestement fait de l’audace sa marque de fabrique -démonstration avec le film épistolaire fascinant d’Ivo M. Ferreira, ou encore avec LesMille et Une Nuits de Gomes, et leurs six heures défiant les normes cinématographiques. On attend la suite avec impatience, et notamment Império Hotel, prochain opus de Ferreira coproduit avec la société macanaise Inner Harbour Films. Et où affleure, ne se fait-il faute de préciser, « le parfum de décadence d’un empire », motif décidément inépuisable.

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