Le 6 février, Ghinzu ne sera que le dixième groupe rock belge en tête d’affiche à Forest National en 40 ans d’existence du mythique temple showbiz national. Cela vaut bien une histoire belge.

Sur la grande scène nue, 2 types perdus devant un immense rideau digne d’un congrès stalinien. Le moustachu gratte une guitare qui a mal au c£ur. Le chanteur fait yodeler sa voix au vinaigre dans une curieuse salade qui grimpe le blues. Pour tout dire, le public n’en a rien à foutre et attend la vedette du jour, Steve Harley & Cockney Rebel(1). On est le 10 mars 1976, et Arno Hintjens vient de faire son premier Forest National, pour l’occasion, dans Tjens Couter, son groupe pré-TC Matic des années 70. Arno tiendra le rôle central à Forest 31 ans plus tard seulement. A l’époque, il n’est guère imaginable que la microscopique scène nationale s’y incarne en vedette. Plus tard, Arno racontera comment lui et son complice Paul Couter ont pris le train d’Ostende pour venir à Forest, comment l’ingénieur du son d’Harley s’est amusé à saborder sa voix, comment on leur a attribué l’une de ces infameuses loges en béton dénudé du lieu. Avec 2 bières et autant de sandwiches alors qu’Harley, logé dans l’espace fleuri voisin, est gavé d’un opulent banquet. Philippe Kopp, producteur chez Live Nation, regrette néanmoins la tradition de prendre des groupes belges en première partie:  » Allez Allez a joué avant Kid Creole en octobre 1983 à Forest, le groupe a fait un triomphe. » Ce n’est pas toujours le cas, bien sûr, mais Perry Rose a vécu semblable expérience en octobre 1990 avant Sinéad O’Connor, au sommet de sa popularité:  » Il y avait une exigence, je devais être seul en scène, commente l’Irlando-bruxellois. La nuit précédente, je n’ai pas dormi, faisant de la gymnastique dans ma salle de bains pour essayer de m’épuiser. On m’a littéralement poussé sur scène et je me suis retrouvé, seul, avec ma guitare face à 7 ou 8000 personnes. » Au début, il y a tellement de tension qu’on pourrait découper une motte d’électricité entre Perry et la salle. Mais 7 chansons plus tard, les acclamations font bouger le ciment de Forest. Perry traverse une euphorie dont le souvenir ne s’est pas vraiment estompé en 2010. Le cachet – » moins de 10 000 francs belges »– n’a pas tenu le coup aussi longtemps.

Rock Around The Bunker

 » Forest n’est pas vraiment un Graalmais une salle légendaire que j’ai découverte en y voyant Prince. » Tom Barman s’est produit à 4 reprises en tête d’affiche à Forest avec dEUS (en 2006 et 2008).  » J’ai l’impression de jouer comme devant un mur de public: vu du podium, c’est très beau, et puis le public de Forest bouge plus que celui de l’AB par exemple, il est plus jeune aussi. Je crois que l’on peut parler de sentiment de communion . On a fait des sound-checks approfondis, et réussi à créer une atmosphère digne d’un grand club. C’est ma salle préférée en Belgique, même si elle n’est pas très confortable, même si y avoir un bon son n’est pas gagné, et même si c’est un bunker. Rock Around The Bunker, comme dirait Gainsbourg. » Vingt ans après Perry Rose, le rock belge semble enfin exister. Faire Forest en tête d’affiche, c’est décrocher un cachet voluptueux, – entre 100 et 200 000 euros, voire plus (2) – et rejoindre les quelques 3000 spectacles en 39 ans de fonctionnement, dont 45 fois Hallyday et 12 fois Dylan! Le sommet du gratin s’y est produit: Rolling Stones, Who, Prince, Led Zeppelin et même Michael Jackson (avec Jackson Five, le 3/11/72). Sans oublier les Harlem Globe Trotters, Frank Sinatra, Marlène Dietrich, Polnareff grande époque, Gainsbourg, Holiday On Ice ou le Congrès des infirmières. Dans cette marée populaire, à peine 9 artistes rock belges en vedette… Chronologiquement, cela donne Machiavel (9/12/79 et 14/2/81), Pierre Rapsat (25/5/86), Vaya Con Dios (16/3/96), Axelle Red (1/11/99 et 27/1/07), K’s Choice (31/10/00), Hooverphonic (2/11/01) dEUS (1 et 2/3/06, 10 et 11/12/08), Ozark Henry (3/2/07) et Arno (26/10/07). On omettra des statistiques pop, François Pirette, Adamo, Frédéric François et Toots Thielemans. Le tout premier groupe à l’honneur est donc Machiavel, fin 1979. Marc Ysaye, boss de Classic 21 et batteur/chanteur du groupe bruxellois, témoigne:  » Je pensais que le costume était un poil trop grand pour nous, donc on était morts de trouille. Mais en même temps, on était poussés par 2 très bons albums – Mechanical Moonbeams et Jester – et en Wallonie, Machiavel, c’était un peu comme Eddy Merckx: les gens s’identifiaient fort à nous. » A ce premier Forest historique devant 4 ou 5000 spectateurs –  » on n’a jamais su les vrais chiffres » –, le pari pour la gloire est, dès le lendemain, relativisé.  » Le bassiste est retourné à sa pizzeria, moi et le claviériste Albert Letecheur, à notre boulot de chauffeur de taxi: Albert a trimballé des mecs qui étaient venus nous voir la veille à Forest. Le cachet? On a dû gagner l’équivalent de 500 euros chacun. » Thierry Plas est guitariste: il a joué 4 fois à Forest, une fois avant Page/Plant, 3 fois en tête d’affiche, avec Pierre Rapsat, Vaya Con Dios et Machiavel lors de son second concert dans la salle – comble – début 81:  » Notre single Fly était omniprésent, poussé par le phénomène naissant des radios libres. Et l’album New Lines atteignait 80 000 copies vendues, ce qui n’arrive plus aujourd’hui. Il y avait un sentiment d’apothéose dans cette symbolique de Forest, et comble d’excitation, on avait loué pour l’occasion le studio mobile des Rolling Stones pour enregistrer un Live. » Grandeur à la belge, quand EMI sort le disque 18 mois plus tard, il grave les rough mixes, sans remixage du son original. Le film, en 16 mm noir et blanc, tourné ce soir-là, se perd dans les abysses.

Larsens et pots-de-vin

Forest ouvre le 8 octobre 1970 avec un spectacle de Maurice Béjart. Les 3 décennies suivantes, il se produira une quantité industrielle de fois dans cette drôle de marmite à sièges rouges plastiques. L’époque est au sous-équipement notoire. Le rock squatte un moment les Beaux-Arts (Beach Boys, Zappa) ou s’installe à la sauvette dans des espaces incongrus comme le Shopping de Woluwé (…) pour le Free Show de juin 1971. Depuis la démolition du Palais des Sports de Schaerbeek – qui accueille les Stones le 27 mars 1966 -, Bruxelles a du mal à absorber la nouvelle culture rock. La commune de Forest décide alors de construire, dès avril 1969, une salle de spectacle sur les vestiges d’une carrière de sable. Au départ, c’est un hall de sports et de grandes manifestations, y compris militaires (…), nullement un vaudou électrique! Au fil des ans, l’investissement, considérable, monte à 400 millions de FB (10 millions d’euros). Affaire que la commune gère sous forme d’asbl, ce qui laisse un peu rêveur vu la nature des lieux. Forest National, c’est d’ailleurs une saga troublée: en 1990, l’Echevin des Finances de Forest, Félix-Charles Boschloos, ex-patron de l’asbl FN, est condamné à 5 ans de prison pour diverses malversations. De l’extérieur, le bâtiment – moche depuis le départ – ressemble à un bunker bulgare ou à un entrepôt de machines à coudre. L’intérieur est aussi sexy: salle grise et peu confortable, facilités médiocres. Une paire de nouveaux accords commerciaux plus tard, Forest National est finalement racheté en 1995 par l’actuel propriétaire: Music Hall Group. Société flandrienne qui relifte Forest, lui donne des rondeurs extérieures et des salons VIP. Au fil des ans, les multiples rumeurs de nouvelle salle polyvalente de 12 000 places ou plus – à construire à Tour & Taxis ou en bord de ring – se sont désintégrées dans un abîme d’intérêts financiers et de permis de bâtir. Forest fait face à la concurrence d’autres lieux tout aussi caverneux (Sportpaleis, Lotto Arena, Wex) qui ont le désavantage supplémentaire de ne pas être centraux au pays. Récemment, on a remis en piste cette vieille scie:  » Plus de concerts rock à Forest. » Les riverains du lieu frôlent la crise de nerfs à chaque déplacement de foule jeune, vu la quantité de parking sauvage. Reste à savoir si le fan de Coldplay est plus malotru que celui de Michel Sardou… Il est surtout plus rentable de programmer 14 fois de suite un spectacle familial à la Mamma Mia (2005) que de se cogner les basses de Motörhead à 500 mètres à la ronde. Nos messages à la direction de Forest National sur l’avenir de la salle sont, eux, restés sans réponse. Mais peut-on effacer le symbole de 40 ans de rock en Belgique? Gommer l’attente chaude qui suinte quand les lumières déclinent? Oublier cette électricité massive qui course le public dans ses extases adolescentes? On repense à cette phrase de Tom Barman:  » Avant de jouer à Forest, on se dit que c’est trop grand, trop froid, qu’on préfère jouer en clubs, mais après le concert, le sentiment a complètement changé »… Aurait-on tous quelque chose en nous de Forest National?

(1) au début des années 70, ce groupe anglais décroche quelques hits d’importance comme Sebastian ou Judy Teen.

(2) estimation tout à fait officieuse, au Sportpaleis le cachet peut grimper à 250 ou 300 000 euros.

Texte Philippe Cornet

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