Gonflé le Lou: monsieur Reed vient présenter à l’AB son Metal Machine Music, ode sado-maso au larsen, datée de 1975. Cataclysme sonore ayant influencé plusieurs générations de décibels boys à la Sonic Youth. Belle occasion de revenir sur le cas du chanteur new yorkais et de quelques autres monstruosités discographiques, ces albums qu’on adore haïr…

« Pfffffoooooooooiiiiiiiiiiiiiinnnnnnnnnppffff pffffff rrrrrrriiiiiiiiijoooooooonnaaaaa wwwwwwooooooouuuuuiiiiiiiiiiihhhhhhhinnnn hhhhhhhhiiiinnn hhhhhhhiiiin bbbblllllrrrr bbbbbbllllrrrr quoooooou

uuiiiinnnnnn »: voilà très approximativement à quoi ressemble les 30 premières secondes de Metal Machine Music. Et la partition de 64 minutes du (double) album sorti en juillet 1975 est de la même trempe noisy. Le disque -réédité en simple CD- évoque tour à tour une bouillie de mouettes vivantes, un lynchage de machines à écrire, un bizutage de moissonneuses-batteuses, une copulation d’aspirateurs ou une compression de friteuses électriques dépressives. Mais avec une prédilection pour les notes (?) très hautes, celles qui vrillent les oreilles et, à fort volume, ne demandent qu’à vous rendre définitivement sourd. Sans pratiquement de discontinuité, se construit pendant plus d’une heure un Mur Sonore dissonant où, par exemple, vers la 7e minute du premier des 4 morceaux (tous baptisés Metal Machine Music et numérotés dans l’ordre), on perçoit quelque chose qui pourrait être d’ordre humain. Une sorte de vagissement spectral de voix comateuses qui appellent à l’aide. Peut-être pour être délivrées de cet enregistrement de destruction planifiée de la musique, intégralement réalisé via des feedbacks de guitares captés à différentes vitesses.

Cette charge de larsens ne varie pas vraiment d’une plage à l’autre d’ailleurs, n’a ni réel début, ni fin marquée. Lou Reed a obtenu la chose en plaçant deux guitares accordées différemment, liées à des reverbs distinctes, face à des amplificateurs de grande taille. Le feedback obtenu par cette opération a fait vibrer les cordes des deux instruments et donné le cataclysmique résultat. Reed a enregistré ce commando de terreur dans son propre appartement (…) sur un simple 4 pistes stéréo dans un acte de défi à la fois esthétique et commercial. La rumeur d’époque disait qu’il avait conçu le double 33 Tours comme une tentative de scier les nerfs de sa compagnie RCA avec laquelle il voulait rompre. RCA a tenu bon, refusant néanmoins de sortir la terreur sonique sur son label classique: Lou Reed prétendra qu’il y a caché -mais alors profondément…- des allusions aux symphonies Héroïque et Pastorale de Beethoven.

On citera aussi les noms des contemporains Xenakis ou Stockhausen dans un cercle de compositeurs aux mêmes ambitions de briser la continuité du récit musical conventionnel. Quand le misanthrope new-yorkais, « ce petit trou de cul de Lou », ami de Bowie et d’Iggy Pop, sort la chose à l’été 1975, le disque tranche violemment sur l’époque. Celle-ci baigne encore de tons progressistes (surtout en Angleterre) et adoube massivement le son FM US à la Fleetwood Mac. La scène punk new-yorkaise fourbit déjà ses armes à l’ombre crasseuse du CBGB’s mais il faudra encore 9 mois avant que les Ramones ne sortent leur premier album monomaniaque et changent l’histoire… Massacré par l’ensemble de la critique -à l’exception de Lester bangs (1), qui y voit la trace du génie…- MMM est logiquement un four commercial: des milliers d’exemplaires sont retournés par les magasins américains, outrés par ce qu’ils considèrent bien plus être une incontinence de star cintrée qu’un « disque rock ».

Reed n’en est pas à sa première orgie sonore -toute l’histoire du Velvet Underground en est la preuve- mais en solo, son rock n’est pas allé plus loin que le heavy-metal de ses albums live de 1974 et 1975, conglomérat de guitares fantastiquement graisseuses. MMM est totalement à l’opposé des chansons vénéneuses, ballades neurasthéniques où les mots-poison contrastent avec la douceur quasi amniotique des mélodies ( Perfect Day). Mais le quart d’heure de gloire de Reed avec Andy Warhol s’est prolongé par la découverte d’autres expérimentations, sonores. On peut entendre dans MMM, l’écho -distordu- de La Monte Young (1935), compositeur américain qui redéfinit le paysage avant-gardiste des sixties sonores. Ce chercheur construit, entre autres, des partitions sur le mode du drone, bourdonnement répétitif et prolongé qui influencera durablement des artistes tels que Brian Eno ou John Cale. Celui-ci travaille d’ailleurs avec La Monte Young (dans The Theater Of Eternal Music) et, bien sûr, devient célèbre en s’associant avec Reed dans le Velvet, grand utilisateur de feedback et de dissonance.

La perception d’époque -1975- a-t-elle changé 35 ans plus tard? Au niveau pur du contact avec la chose, non. Ces 64 minutes de foreuse broyée restent toujours une épreuve -au sens premier- intégralement physique: il m’a été impossible d’avaler la couleuvre en une seule fois, même à un volume sonore qui ne rameute pas la police. Essentiellement parce que l’agression de MMM est d’essence répétitive, prolongée et vicieuse: à Guantanamo, sûr qu’elle aurait plus vite fait parler les prisonniers que les beugleries de Metallica. La seule chose véritablement extraordinaire du disque se passe quand il s’arrête (net): « le silence est d’or » prend soudain tout son sens, c’est comme si on enlevait de votre cerveau les armées de fourmis métalliques qui y festoyaient depuis une heure. En cela, MMM vaut la peine d’être vécu. Il repositionne les horloges, non seulement musicales, mais aussi biologiques, du corps.

Lou & les héritiers

Si l’ensemble n’est pas gérable en suppositoire géant, MMM contient des parcelles troublantes, des éclairs sonores qui, de toute évidence, ont essaimé sur les générations d’après-1975. Ainsi, à la toute fin du 4e morceau, arrive une sorte de pulsation, machine respiratoire bridée sur un rythme étouffé, qui pourrait parfaitement se trouver dans une recette maniaque de Throbbing Gristle ou de n’importe quel groupe industriel de la new wave, no wave ou post-wave! Voire dans l’une des moquettes androïdes garnissant la maison de Sonic Youth, groupe new-yorkais qui partage avec Reed davantage qu’une paire de craquements noisy: une attitude aux confins de la musique physique et de la diatribe intello. Tout cela a peu à peu contribué à une certaine réhabilitation de Metal Machine Music ces dernières années. Ressorti en CD en 2000, mastérisé par l’as du genre -Bob Ludwig, qui a adoré-, MMM a logiquement débordé les cercles rock. Un musicien allemand, Ulrich Krieger, va proposer une transcription du disque pour orchestre classique de 11 ins- trumentistes. Scié par le résultat, Reed se joint à la fête classico-sonique en compagnie de l’ensemble Zeitkratzer pour un concert berlinois en mars 2002. On peut voir et entendre l’événement sur un DVD (Asphodel Records), une hallucinante fusion de cordes en apoplexie que vient couronner la guitare décharnée de Reed, en plein trip festif… Cette fois-ci, après des performances américaines – MMM s’est finalement vendu à plus de 100 000 exemplaires aux Etats-Unis-, c’est au tour de l’Europe et de l’Ancienne Belgique de célébrer l’art du larsen. Reed a récupéré l’allemand Ulrich Krieger (sax et électronique), s’est adjoint le new-yorkais Sarth Calhoun (live processing & continuum, sic) pour un trio infernal de revisitation de l’£uvre maudite. La version n’est pas celle de 1975: elle tire toujours une balle dans le pied du rock conventionnel mais navigue dans des eaux plus hypnotiques que rébarbatives, draguant autant l’ambiant que le dégueulis noisy. C’est ce que les extraits disponibles sur YouTube nous enseignent. Alors pas la peine de crier pour qu’ils jouent Walk On The Wild Side

(1) journaliste américain (1948-1982) entretenant une relation amour/haine avec Reed.

u CD Metal Machine Music chez Sony-Music

u Lou Reed’s Metal Machine Trio – A Night Of Deep Noise le 22 avril à l’Ancienne Belgique, www.abconcerts.be

Texte Philippe Cornet

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