AVEC MELANCHOLIA, LA FIN DU MONDE INSPIRE À LARS VON TRIER UN FILM ANGOISSÉ ET SEREIN, SOMBRE ET LUMINEUX. UN AUTHENTIQUE CHEF-D’OUVRE, EN PRISE SUR LE COSMOS, OBJET D’UNE RENCONTRE DANOISE TOUT SAUF MÉLANCOLIQUE…

Hvidovre, banlieue incolore logée à une bonne dizaine de kilomètres du centre de Copenhague. C’est ici, dans une ancienne base militaire, que sont installés les bureaux de Zentropa, la société de production de Lars von Trier. Le taxi débarque le visiteur à hauteur du hangar qui fait office d’espace commun: on y mange comme on y joue au baby-foot, voire même de la batterie. Le tout, devant un imposant mur à trophées (où l’on relève, pêle-mêle, la Palme d’or, un oscar, une affiche Lars Attacks! ou encore le moulage du bassin de Charlotte Gainsbourg pour Antichrist) qui achève de planter un décor hétéroclite.

Une piscine, et un quatuor de nains de jardin plus loin, et on retrouve le réalisateur dans le bâtiment dévolu à la postproduction, avec son couloir tapissé de citations de Mao, le sol en béton couleur « hôpital psychiatrique », et une antique table de montage de Dreyer. Détendu, Lars von Trier ne laisse à personne d’autre le soin de piloter la voiturette de golf qui nous conduit ensuite jusqu’à son bungalow, désignant, au passage, le studio où fut tourné Dancer in the Dark ou l’emplacement d’un tank aujourd’hui disparu, dont le canon, explique-t-il hilare, pointait sur Nordisk Film, concurrent devenu entre-temps partenaire. Quelques dizaines de mètres plus loin, ceinturé par un talus, on découvre l’ancien dépôt de munitions qui lui sert de bureau. Difficile, en tout état de cause, d’imaginer endroit plus tranquille, alors que l’on apprécie, au mur, la ligne narrative de Antichrist, devant laquelle, à toutes fins utiles, le cinéaste a disposé un flipper Creature of the Black Lagoon.

Pour l’heure, c’est toutefois dans un large sofa qu’il a pris place. Non content de pratiquer un humour oblique, von Trier peut se révéler désarmant. Un exemple? Melancholia est peut-être son chef-d’£uvre, le réalisateur danois n’en fait pas moins la fine bouche – « ce n’est pas un film dont je suis particulièrement fier », répète-t-il tel un mantra, avec les accents d’une évidente sincérité, comme en prolongement de la note d’intention qu’il avait diffusée à Cannes: « Je me sens prêt à rejeter ce film comme un organe transplanté par erreur. » Et de prolonger sa réflexion: « Le film dont je suis le plus fier, c’est Dogville. C’est un film particulier, dont il est difficile d’imaginer qu’il ait pu être réalisé par un autre que moi, ailleurs que dans cette compagnie, et dans ce pays. Et cela, j’en suis fier. Si on jouit d’une certaine liberté, on est tenu de l’utiliser. Avec Dogville , je m’en étais servi, et je pense avoir fait du bon boulot: c’est un film qui va à l’encontre de beaucoup de règles, avec son voice over et des éléments théâtraux qui n’ont guère à voir avec le cinéma, autant d’éléments dont je suis fier.  »

Ne lui en déplaise, Melancholia apparaît pourtant comme une forme d’accomplissement, une £uvre de maturité où la fulgurance visuelle s’assortit d’une ampleur rarement atteinte. Von Trier s’y mesure en effet avec bonheur au cosmos -perspective qu’il embrasse sous des dehors plus classiques qu’à l’accoutumée, pour s’empresser de les détourner cela va sans dire. On ne se refait pas, après tout. « Au départ, je voulais écrire quelque chose pour Penélope Cruz, explique-t-il. Après réflexion, et en écho à nos discussions et à ce qu’elle avait tourné par le passé, l’idée de la mélancolie s’est imposée. La mélancolie est quelque chose de fantastique à mes yeux -elle participe de tout ce qui est beau. Faire de l’art sans la mélancolie reviendrait à faire de la cuisine sans sel, j’ai presque une relation mystique à cela. On peut comparer la mélancolie au blues, où la nostalgie et la douleur constituent une part même du plaisir.  »

Si Penélope Cruz a dû renoncer au projet, le thème, lui, est resté. A Kirsten Dunst les habits de Justine, la jeune femme dont le mariage somptueux, objet de la première partie du film, ne peut oblitérer la mélancolie, « bile noire » devenue dépression profonde dans une seconde partie qui les confronte, elle et sa s£ur Claire (Charlotte Gainsbourg), à l’imminence d’une collision de la Terre avec la planète Melancholia.

Double cream

Von Trier a précédé le film d’un prologue étincelant qui, autant que les enjeux, en pose déjà l’issue, fatale, en une affirmation d’un « nihilisme pur », mais pas seulement. « J’ai toujours trouvé intéressant ce genre de films dont on sait comment ils vont se terminer, sourit-il. Tout en sachant que le Titanic va couler, on espère que ce ne sera pas le cas. Et même si on accepte que telle sera l’issue, on se demande néanmoins comment cela va bien pouvoir affecter les personnages.  » Ceux de Melancholia se trouvent ainsi engagés dans un ballet en 2 temps au pouvoir de fascination intact, adoptant des attitudes opposées face à ce que son humour noir incite Lars von Trier à baptiser un happy end.

Ce prélude a aussi le don d’installer le spectateur dans une forme de plénitude cinématographique. Cela, à grand renfort d’images somptueuses, et d’une musique ne l’étant pas moins, empruntée au Tristan et Iseult de Wagner, et emmenant le film sur le terrain du romantisme. « Il n’y a pas à mes yeux de lien évident entre mélancolie et romantisme, observe le cinéaste. Mais il est manifeste que ce film, jusque dans ses images même, ressort pour une bonne part au romantisme. De fil en aiguille, Melancholia s’est trouvé gorgé d’éléments romantiques, la musique de Wagner comme encore la peinture de Karl Friedrich Schinkel. Quand on se lance dans un film, il y a un moment où il commence à avoir sa vie propre. «  De là à nourrir la « mauvaise conscience » de l’auteur, il n’y a donc qu’un pas, franchi d’autant plus allègrement que von Trier confesse avoir pris un immense plaisir à tourner une £uvre allant pourtant à l’encontre de plusieurs de ses principes, l’appoint musical n’en étant qu’un exemple. « Melancholia me fait penser à la « double cream », cette crème très épaisse que l’on trouve en Angleterre, poursuit-il. Quand nous nous sommes retrouvés dans ce château en Suède, que nous avons rempli d’hommes en smoking et de femmes en robes de soirée, en plus de la mariée, j’ai eu l’impression d’être fort proche d’une publicité pour le chocolat. ». Une boutade, qu’il assène dans un grand rire, avant de pointer, plus objectivement, un style réminiscent de celui de Visconti: « J’aime beaucoup ses films, mais je ne voulais pas en tourner un qui leur ressemble. Je pense que Melancholia me plairait plus si ce n’était pas moi qui l’avais fait. »

Petites pierres

Pour autant, ce film, certes étrangement apaisé, recèle des motifs familiers, qu’il s’agisse d’y adopter un (double) point de vue féminin, motif quasi constant de son cinéma depuis Breaking the Waves. Ou encore de brosser un propos à teneur apocalyptique détournée, comme en écho déformé à celui qui irriguait Epidemic, réalisé il y a plus de 20 ans. « La fin du monde ne m’effraye pas tellement, en un sens. Bien sûr, il y aurait un sale moment à passer, mais ce serait aussi quelque chose que l’on partage avec tout le monde, et non juste une mort personnelle, et pour une raison étrange, j’y vois presque un soulagement. Il s’agit peut-être plus pour moi de représenter la fin de l’individu que celle du monde. « 

Application du précepte voulant qu’il envisage chaque nouveau film en réaction au précédent, son prochain opus, plus radical sans doute, devrait pour sa part s’intituler Nymphomaniac, et porter sur l’éducation érotique d’une femme, de sa naissance à l’âge de 50 ans. Et d’évoquer, en conclusion, une manière différente désormais d’envisager le cinéma: « Enfant, on ramasse des petites pierres, et toutes sortes de choses que l’on trouve belles pour les disposer sur une étagère. J’en suis arrivé à un âge où mes films ressemblent à cela. Ils sont plus personnels, en ce sens qu’ils sont faits de petites choses que je souhaite montrer. C’est la raison pour laquelle on entend Wagner dans Melancholia . Ce morceau se trouvait sur mon étagère, et j’ai voulu le partager. J’écris Nymphomaniac de la même façon. J’aspire à tourner des films où je fais étalage de petites choses qui ont signifié quelque chose pour moi. Cela m’importe plus que de suivre une ligne narrative classique…  » Lars, et la manière, en somme.

ENTRETIEN JEAN-FRANÇOIS PLUIJGERS, À COPENHAGUE

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