JAMES ELLROY A BOOSTÉ LE GENRE NOIR EN Y INJECTANT UN FASCINANT DEGRÉ DE RÉSILIENCE MORBIDE ET UNE VIRTUOSITÉ MÉGALOMANE. CELUI QUI RÊVE ENCORE D’ÊTRE LE BEETHOVEN DE LA LITTÉRATURE EXPLORE SA VIE DE « BOUFFON SENTIMENTAL » DANS LA MALÉDICTION HILLIKER, BOUQUIN À FEMMES OÙ IL TUE DÉFINITIVEMENT LA MÈRE BIOLOGIQUE.

Il est grand, mais pas tellement, binoclard et désormais sans sa moustache de notaire vicieux: un pull rouge et des pantalons WASP complètent la teinte banale du sexagénaire. On imagine les cendres chaudes qui crament ses neurones, dévalent le tronc central et induisent le système nerveux à produire des livres gargantuesques. D’emblée, on remarque des  » yeux de fouine », celui de l’ado  » voyeur » qui s’introduit dans les maisons chic d’Hancock Park (L.A.) pour respirer les fringues des filles repérées en rue, comme il le raconte dans La Malédiction Hilliker ( lire notre critique page 38). Frissonnant de convictions religieuses, le petit-fils de pasteur écossais ne croit guère en lui, parfois  » aussi pétrifié par le froid qu’une merde de pingouin ». Le livre précise le désastre de ses débuts amoureux:  » Mes 3 premières maîtresses m’ont utilisé comme un rat de laboratoire. » Ou raconte son blocage sexuel qui amènera le divorce avec Helen, après 14 ans de mariage. Ellroy est devenu fameux pour son sens échevelé de l’intrigue criminelle plongeant avec délectation dans les égouts du système paranoïaque américain, et une tendance à des récits-fleuves (sur)chargés d’intrigues en arborescence. Avec une prédilection de staccato dans des phrases brusques, digressées, accumulées, jusqu’à l’étourdissement ( American Death Trip en 2001). Le lecteur, bluffé par un tel sens du macabre et de profusion dostoïevskienne, a dévoré par millions d’exemplaires Le dahlia noir ou L.A. Confidential, livres parmi d’autres (inégalement) adaptés au cinéma. Une quinzaine de bouquins ayant certifié sa gloire commerciale, Ellroy revient aujourd’hui à l’argument principal de sa vie: l’assassinat par strangulation en juin 1958 de sa mère, Geneva Hilliker, alors qu’il n’a que 10 ans. Il y a déjà consacré Ma part d’ombre (1996), livre d’enquête impuissant à retrouver le meurtrier d’une femme carburant au bourbon et au sexe leste. C’est le point de départ de La Malédiction Hilliker, où Ellroy dit:  » L’histoire de ces femmes (qu’il rencontre, ndlr) devait effacer, éclipser, celle de ma mère.  » Malgré ses délires, ses nuits blanches à attendre des appels de rencontres féminines, ses névroses -se gratter le bras jusqu’à trouver le cancer de la peau qu’il n’a pas-, il en ressort une bizarre empathie, inédite, avec l’auteur. Une raison à cela: James Ellroy, criminophile patenté, verbeux sanglant, conservateur et fier de l’être (on y viendra), s’avoue banal terrien en quête d’amour, de sexe, d’enfants, embrassant la trilogie sacrée qui fait tournebouler le monde, de Staline à Britney Spears. En interview, il parle d’une voix grave, monocorde et soignée (et hypnotique), comme si chaque mot était la molécule inévitable d’une géante alchimie décidée à l’avance.

Peut-on dire que ce livre est sentimental?

Oui, il l’est. On n’y trouve pas de description d’actes sexuels, c’est un livre sur la recherche de l’amour, où je me décris comme un bouffon, un clown. J’avais 10000 pages d’histoires de femmes, mais j’ai d’emblée décidé de faire un livre court dans la forme (278 pages), qui tient davantage de l’essai autobiographique que de mémoires.

On y comprend qu’au fond, James Ellroy n’est qu’un être humain.

Pas seulement une machine à écrire, c’est vrai. Quelqu’un m’a demandé s’il fallait d’abord lire ce bouquin-ci avant de s’attaquer aux autres romans et je pense que c’est une bonne idée. J’ai voulu décrire les rêves grandioses d’un jeune garçon d’une autre génération, obsédé par la littérature parce que l’écriture est sa plus grande source de satisfaction. Je voulais décrire le pathos, la tristesse, les humeurs de la quête masculine de l’amour, et me marrer en chemin. La grotesque mégalomanie de se comparer à Beethoven à l’âge de 12 ans, c’est hilarant ( sérieux comme un pape). J’ai toujours un poster de Beethoven au-dessus de mon lit: c’est le plus insondable génie de l’histoire de la création, qui a composé la plus grande de toutes les musiques en étant sourd. Et il a vécu une profonde vie intérieure. Moi aussi. J’aime être seul.

Beethoven vous a-t-il sauvé la vie?

Je dirais que c’est Dieu qui m’a sauvé la vie: Beethoven m’a soutenu grâce à sa force spirituelle. S’il a été capable d’accomplir ce qu’il a fait, sourd comme un pot et dans un état de santé déplorable -moi, je suis un sexagénaire très en forme, lui est mort à 56 ans- qu’est-ce qui m’autoriserait un seul instant à me plaindre?

Ado, vous détestiez le rock et vous étiez religieux. Tout en étant incliné au « péché »: beau mélange explosif.

J’ai eu une très belle éducation religieuse et une tout aussi superbe éducation de rue (sic). Je me suis développé en autodidacte, ai lu certains livres, écouté certaines musiques, fréquenté certaines femmes. Mon seul lien aux sixties américaines réside dans les drogues, l’alcool et la merde dans laquelle je me suis foutu! Quand je rentrais dans les maisons pour les cambrioler, que je fauchais dans les magasins, mon bon côté et ma pénombre étaient en guerre constante. Dans mon livre Underworld USA (paru en 2010), il y a un détective de 23 ans, voyeur, luthérien comme moi, obsédé par les femmes, et à la veillée de Noël, sans endroit où aller, il se rend au service de minuit à l’église protestante. Il se rend compte combien le pasteur hait les fidèles, et il va le dire aux femmes. Ce type, c’est moi.

Dans le livre, vous tombez amoureux au moins à 4 reprises en quelques années, le miracle est peut-être là, non?

Le miracle, c’est d’avoir rencontré Erika Schickel en avril 2007, 9 mois après avoir conçu le livre. Je ne pouvais pas prévoir de croiser cette femme mariée, mère de 2 filles. En 2 ans, elle s’est complètement déployée dans mon imagination, je la cherchais sans savoir qu’elle faisait de même, douée d’une intelligence humaine supérieure à la mienne. Nous sommes 2 caractères dominants amoureux l’un de l’autre, c’est une option très rare.

Quelles sont les qualités humaines de James Ellroy?

Je suis loyal, fidèle, généreux, très bon avec l’argent et désireux d’aider les gens s’ils en éprouvent le besoin. Je suis aussi assez fort pour juger des personnalités. Et je suis un travailleur obsessionnel, qui a besoin de faire des plans. Pour écrire des romans aussi complexes, il faut une bonne préparation: je suis comme un athlète, toujours à l’entraînement.

Le but annoncé de La Malédiction… était de régler une fois pour toutes l’obsession vis-à-vis de la mort brutale de votre mère: y êtes-vous arrivé?

Oui, je pense qu’en écrivant ce livre, j’ai honoré sa mémoire et réalisé les connections implicites ou non, entre elle et les autres femmes. Mais j’ai toujours de la colère en moi, des attaques de panique, des peurs qui viennent de nulle part.

Vous êtes toujours de droite, même si vous êtes en faveur du contrôle des armes et avez voté pour Obama?

J’ai voté pour lui parce que John McCain est dingue: Obama est un mauvais président parce que l’économie est toujours dans la merde, le Moyen-Orient toujours en guerre. Je pense qu’il nous faut à nouveau Ronald Reagan: il nous faut quelqu’un qui soutienne la guerre, qui soit prêt à utiliser l’arme nucléaire si c’est nécessaire pour détruire nos ennemis, stabiliser le Moyen-Orient et faire craindre l’Amérique. Et je ne veux pas donner d’argent supplémentaire aux taxes!

Un James Ellroy politiquement correct aurait-il encore quelque chose à dire?

Ce n’est pas près d’arriver. Vous savez, dans le livre, j’emploie cette vieille blague disant  » J’aimerais trouver le mec qui a inventé le sexe et j’aimerais savoir sur quoi il travaille maintenant. » C’est hilarant. Comme la phrase de Doris Lessing (1):  » Le mariage, c’est du sexe et du courage. » J’adore.

(1) ÉCRIVAIN ANGLAISE, PRIX NOBEL DE LITTÉRATURE.

RENCONTRE PHILIPPE CORNET

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