NEUF ANS APRÈS TROIS ENTERREMENTS, TOMMY LEE JONES REPASSE DERRIÈRE LA CAMÉRA POUR THE HOMESMAN, WESTERN EXISTENTIEL AU FÉMININ S’INSCRIVANT À REBOURS DES CONVENTIONS.

Au petit jeu de l’entretien, il y a les bons clients, jamais avares d’anecdotes ni de bons mots, les pros, s’acquittant consciencieusement de leur job, et enfin les plus rétifs à un exercice semblant relever à leurs yeux sinon de la torture, du moins de la corvée -on se souvient d’un Mel Gibson accueillant d’un rot bien sonore, histoire, sans doute, de signifier le peu de cas qu’il faisait de la chose. Les manières en sus, Tommy Lee Jones est aussi de ceux-là, dont les amateurs de litotes vous diront qu’il est un homme de peu de mots. Une disposition laconique assortie d’un tempérament guère commode lui ayant valu de se voir tailler un costard de croque-mitaine -réputation que l’acteur-réalisateur n’a rien fait pour infléchir, n’en ayant manifestement cure. Aussi, la petite dizaine de journalistes qui s’apprête à le rencontrer dans un palace cannois n’en mène-t-elle à l’évidence pas large. Avec pour effet immédiat que la table ronde à suivre se révèlera un modèle de civilité, et non l’habituelle foire d’empoigne où les questions se chevauchent, quand les réponses ne sont pas interrompues sans plus d’égards…

Un paysage minimaliste

Est-ce parce qu’il en est l’auteur et le réalisateur, en plus d’y tenir l’un des deux premiers rôles aux côtés de Hilary Swank? Toujours est-il que The Homesman paraît inspirer Tommy Lee Jones, que l’on découvre plutôt affable et disponible, sans aller toutefois jusqu’à réprimer totalement quelque propension au sarcasme. Particulier quand même -ainsi lorsque, visiblement préoccupé depuis un petit moment déjà, l’acteur se lève de la table sans piper mot pour s’en aller redresser une applique, et rétablir, ce faisant, une parallèle parfaite avec les cimaises…

De lignes, il en est beaucoup question dans The Homesman, et plus précisément de celle barrant l’horizon de ce western existentiel courant du Nebraska en Iowa, dans l’Amérique des années 1850. « C’est un paysage minimaliste, opine le réalisateur. Si vous travaillez au grand angle, vous allez voir le ciel et la terre se rencontrer avec, au point d’intersection, une ligne droite. Au départ de ce concept, j’ai développé le style du film. » Jones mentionne, parmi ses références picturales, Donald Judd, Josef Albers et Mark Rothko. Mais aussi cette culture japonaise dont il est imprégné, évoquant aussi bien le théâtre Kabuki, inspiration directe de la scène où il fait sa spectaculaire apparition à l’écran, mais aussi, de manière plus générale, une esthétique jouant admirablement du rapport à l’espace. Un bref exposé théorique plus loin, et le voilà qui joint d’ailleurs le geste à la parole, empoignant deux des téléphones portables disposés par ses interlocuteurs devant lui, avant de les manipuler pour créer entre eux l’espace désiré, et une dynamique susceptible « de générer des émotions ».

Des émotions, The Homesman en regorge, découlant de son cadre -le Nouveau-Mexique a servi de décor pour le Nebraska-, mais encore de son histoire. N’en pouvant plus de la dureté des conditions d’existence dans l’Ouest américain, trois femmes d’une communauté famélique y sombrent dans la folie, le sort en désignant bientôt une quatrième, indépendante et forte, encore que, pour les ramener vers l’Est et la perspective d’un certain réconfort. Entreprise hautement improbable dans laquelle cette dernière va recevoir le concours d’un vagabond arraché, en cours de route, à une mort certaine. A l’origine du film, on trouve le roman éponyme de Glendon Swarthout. « Quand on me l’a confié, ce qui m’importait surtout était de m’assurer qu’il recelait un bon film. Une fois cela acquis, tout s’est passé très vite – il y a deux ans à peine que j’ai découvert le livre. Je suis en recherche constante et désespérée d’une certaine originalité et j’ai eu l’impression, à la lecture, qu’il y avait là une chance de faire un film qui n’ait pas encore été vu… » Classique dans sa structure, The Homesman s’aventure, en effet, en terra incognita, pour ainsi dire. Ce que Tommy Lee Jones résume en quelques mots piqués d’humour: « On trouve, au coeur des films conventionnels traitant de cette période, des hommes courageux forgeant leur passage vers l’Ouest pour christianiser et civiliser le désert, et poser les fondements de cette merveilleuse démocratie dont nous jouissons aujourd’hui. Ici, c’est exactement l’inverse: ils ne vont pas vers l’Ouest, mais vers l’Est, et en guise d’hommes se distinguant par leur bravoure, on a droit à des femmes qui sont dingues. »

A rebours

De Trois enterrements, où il s’agissait de rapatrier sur sa terre natale le corps d’un Mexicain abattu au Texas, en The Homesman, le mouvement à rebours pourrait d’ailleurs bien constituer la matrice de son cinéma. L’interroge-t-on sur le sujet, que Jones commence par grincer qu’il n’y a pas lieu pour autant d’y voir une habitude, y allant ensuite d’une précision sémantique. Cela posé, il embraie néanmoins sur les analogies, manifestes, entre les deux oeuvres: « S’il y en a, en effet, c’est parce qu’elles reposent sur une forme narrative populaire depuis des milliers d’années, qui est celle du voyage, où un protagoniste peut, au gré des situations qu’il traverse, soit apprendre des choses sur lui-même, sur Dieu ou encore l’univers, soit échouer. Mais où, arrivé au terme de son voyage, il va en réaliser et en supporter les conséquences. Mes deux films ont cela en commun, en plus de prendre la direction opposée de celle généralement attendue (…). Mais si j’ai utilisé cette structure deux fois, c’est parce qu’il me semble y avoir là un excellent support au départ duquel filer d’intéressantes métaphores. »

Arpentant la route du retour, The Homesman dresse en effet la carte d’un territoire humain contrastant singulièrement avec son apparence désossée, dessinant une parabole existentielle inscrite au creux de l’histoire de l’Ouest et de sa conquête, tout en s’érigeant en manifeste féministe, ou quelque chose s’en approchant. « Quand Tommy Lee Jones prend la peine de dire quelque chose, cela a du sens », relève Hilary Swank. Et si son film remonte à l’époque de la Frontière, avec tout l’imaginaire charrié par cette dernière, le réalisateur ne cache pas avoir voulu faire aussi une oeuvre à la résonance toute contemporaine, estimant que la condition des femmes à l’époque est à l’origine de ce qu’elle est aujourd’hui. « La marginalisation des femmes, leur trivialisation, le fait de les considérer comme des objets ne sont pas des phénomènes récents, observe-t-il. Si nous voulons comprendre les problèmes d’aujourd’hui, il nous faut faire un examen attentif de ce qui n’allait pas hier. »

Il y a western et western

Que semblable réflexion se déploye dans un western n’est sans doute pas le moins étonnant de l’affaire, encore que Tommy Lee Jones ne souscrive à l’appellation qu’avec réticence: « Le terme a beaucoup de significations, mais il a été tellement galvaudé que son sens semble s’être évaporé. De nos jours, cela désigne n’importe quel film se déroulant à cette époque où l’on retrouve des chevaux et des grands chapeaux… » Insiste-t-on néanmoins sur son attachement au genre, qu’il consent à préciser: « J’aime tourner en extérieur, et je suis vivement intéressé par l’Histoire de mon pays. » La petite comme la grande, d’Histoire, lui qui a veillé à reconstituer avec un soin maniaque les conditions de vie de l’époque –« il était indispensable de bien les comprendre, sans quoi le récit n’allait pas fonctionner »– et dont l’on devine, à l’entendre, que les briques de boue utilisées dans la construction des maisons n’ont pas plus de secret pour lui que les abris aménagés dans le sol. Pour peu, l’on en oublierait le caractère bourru du personnage. S’enhardissant, un collègue nordique lui demande alors s’il a entendu parler de The Salvation, « western » danois présenté hors-compétition, où l’Afrique du Sud figure l’Oklahoma. « Un western danois tourné en Afrique du Sud? Je demande à voir… » s’esclaffe Tommy Lee Jones. Chassez le naturel, et il revient… au galop.

RENCONTRE Jean-François Pluijgers, À Cannes

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