Ruben Östlund: « Je veux briser les règles »
Avec The Square, le Suédois Ruben Östlund signe un film-somme, portrait grinçant du monde d’aujourd’hui où s’entrechoquent lâcheté, cynisme ordinaire, individualisme, effritement du lien social et l’on en passe. Une Palme d’or acérée.
Invité de dernière minute de la compétition cannoise, le Suédois Ruben Östlund y aura connu la consécration, repartant de la Croisette auréolé d’une Palme d’or que les médias hexagonaux promettaient à 120 BPM de Robin Campillo, la presse internationale ayant pour sa part fait de Loveless, d’Andrey Zvyagintsev, son favori. Une demi-surprise, donc, mais pas un scandale pour autant, le réalisateur scandinave confirmant, avec The Square, tout le bien que l’on pensait de ses précédents opus, Play et Snow Therapy, non sans élargir son propos à un portrait grinçant du monde contemporain.
À l’origine du film, on trouve une installation que le cinéaste et le producteur Kalle Borman avaient été invités à créer en 2015 par le musée du design de Vandalorum, à Värnamo, dans le sud de la Suède. « Nous réfléchissions à l’idée d’un lieu symbolique nous rappelant notre responsabilité collective, et c’est ainsi qu’est né le projet The Square, commence Östlund, euphorique au lendemain de la première triomphale de son film au Grand Théâtre Lumière. Tout en travaillant à cette exposition, j’écrivais le scénario d’un long métrage abordant une thématique voisine, que j’ai naturellement pensé à situer dans le monde artistique. L’installation a donc fait office de recherche pour le film. » L’oeuvre d’art en question illustrant des valeurs altruistes communes –« Le Carré est un sanctuaire de confiance et de bienveillance. En son sein, nous avons tous les mêmes droits et les mêmes devoirs », peut-on y lire-, le film va s’employer à les confronter aux faiblesses de la nature humaine. Et de graviter autour de Christian, le conservateur d’un musée d’art contemporain, et un homme engagé dans le monde (le genre à rouler en voiture électrique ou à soutenir de grandes causes humanitaires, précise le synopsis) qui, après s’être fait dérober son portefeuille et son téléphone portable, va éprouver la difficulté qu’il peut y avoir à vivre en accord avec ses principes.
Gratter sous la surface
Personnalité de son protagoniste central aidant, il est commode de voir dans The Square une satire féroce mais non exempte de facilités du milieu de l’art contemporain -sentiment que viennent conforter quelques scènes flirtant ouvertement avec la caricature. Ce dont Östlund ne se défend d’ailleurs nullement. « Je voulais en effet me montrer critique à l’égard du monde artistique. On peut se rendre dans n’importe quel musée d’art contemporain, et on y trouvera des enseignes de néon semblables à celles du film, et pouvant signifier n’importe quoi. Je n’y trouve rien à redire si cette démarche suscite une réflexion approfondie. La première fois, par exemple, que Marcel Duchamp a mis une toilette dans un musée, il s’agissait également de questionner ce cadre lui-même. De nos jours, il n’y a plus là ni provocation, ni questions, mais simplement à mes yeux un rituel se perpétuant de manière fort conventionnelle. D’où mon désir de m’en prendre quelque peu à ce microcosme. Pour tout vous dire, j’ai même coupé certaines scènes parce que j’avais l’impression de devenir excessif… » A toutes fins utiles, le réalisateur précise encore éprouver un même scepticisme que celui dont il témoigne à l’égard du monde des arts face au milieu du cinéma: « On pourrait résolument situer ce film dans l’univers du cinéma, et se montrer aussi critique. Beaucoup de situations découlent de mon expérience personnelle. Quel que soit le domaine dans lequel on évolue -journaliste, réalisateur ou artiste-, il est bon de l’envisager de manière critique. Et de s’interroger sur ce que l’on est en train de faire: voulons-nous nous contenter de perpétuer les rituels et les conventions, ou trouvera-t-on de la substance si l’on gratte sous la surface? »
Cette dernière disposition, The Square, et c’est là bien sûr son intérêt majeur, l’applique bientôt à l’évolution de la société dans son ensemble. Et le film embrasse, sur les pas de son personnage principal, véritable caméléon social n’étant pas à un paradoxe près, une multitude de sujets aussi fondamentaux que la responsabilité et la confiance, la richesse et la pauvreté, le pouvoir et l’impuissance, ou encore l’importance croissante accordée à l’individu par rapport à la désaffection à l’égard de la communauté. Vaste programme qui, devant la caméra d’Östlund, ne prend heureusement pas la forme d’un pensum, le réalisateur sachant doser ses effets, donner à réfléchir autant que divertir, bousculer autant que surprendre. Si un gorille se retrouve ainsi dans un appartement, ce n’est pas seulement par coquetterie, mais, explique-t-il, parce que « si l’on regarde un film et que, tout à coup, un singe débarque dans un appartement, on sait que tout est possible. Je veux briser les règles relatives aux attentes du spectateur, et le maintenir aux aguets parce qu’il ignore ce qui est susceptible de se produire ensuite. Si les singes attisent notre curiosité, c’est aussi parce qu’on peut y voir notre reflet, mais délesté de la culture. Ce qui reste alors, c’est un être humain ramené à ses seuls instincts et besoins, une thématique qui me semblait intéressante dans la perspective du film ».
Dérives de l’individualisme libéral
En dépit d’une propension à faire flèche de tout bois, ce dernier touche à quelque chose de sensible. A l’image de son regard, l’analyse du cinéaste se fait acérée quand il aborde les problèmes auxquels nous sommes confrontés dans un environnement où les disparités ne cessent d’augmenter. Ainsi, s’agissant de l’accueil des réfugiés ou du phénomène de l’extrême pauvreté, et de la tentation de l’État de se défausser de ses responsabilités: « À titre personnel, je considère la mendicité comme humiliante, et cela que l’on soit dans la position du donneur ou de celui qui reçoit. Je trouve ce contrat déplaisant, et il est étrange que la responsabilité se trouve ramenée au niveau individuel: si je ne donne rien, je suis quelqu’un de mauvais, tout en sachant pertinemment que je n’ai pas le pouvoir de changer la vie du demandeur. Pourquoi, dans le débat sur la mendicité, ne pas augmenter les taxes de 0.01 % et porter cette question au niveau de la société tout entière? Il y a quelque chose dans l’individualisme libéral qui projette la culpabilité sur l’individu, et rend difficile de s’organiser afin d’envisager une telle problématique tous ensemble. »
Ce n’est pas là, loin s’en faut, la seule dérive qu’épingle le film, radiographiant des sociétés européennes toujours plus « clivantes », en déficit notamment de confiance en l’autre. Un constat que Ruben Östlund étaye d’une anecdote personnelle: « Vous vous souvenez de la scène du film où Christian raconte que son père, enfant, circulait dans les rues, avec une simple médaille mentionnant son adresse autour du cou? Je tiens cette histoire de mon père: quand il avait six ans, dans les années 50, ses parents le laissaient jouer librement dans le centre de Stockholm, persuadés que s’il devait avoir un problème, des adultes lui viendraient en aide. Aujourd’hui, c’est à peine si l’on ne dit pas aux enfants que les autres adultes constituent une menace. Et cela même si statistiquement, la société n’est pas devenue moins sûre. Il y a eu un changement d’attitude, reposant uniquement sur la peur, et non sur la réalité. » Et de poursuivre: « On a vu apparaître il y a quelques années en Suède des quartiers fermés, des lotissements sécurisés auxquels seuls les propriétaires ont accès. Soit, pour moi, une manière fort agressive de stipuler: « Ici, je prends mes responsabilités, tout en considérant l’extérieur comme une menace. » Mais aussi une façon de montrer que l’on n’adhère plus au projet collectif d’une société. Du coup, qui est responsable des espaces publics où nous sommes censés vivre en partage? Les magasins? L’État? Voilà le genre de questions que j’aspire à soulever… »
Quitte à placer ses personnages dans la plus inconfortable des situations -ainsi, lors d’une (s)cène inoubliable où les invités d’un dîner mondain se trouvent confrontés à la performance d’un homme-singe, s’invitant, toujours plus agressif, de table en table au prix d’un malaise croissant: « Cette scène a pris forme après que j’ai découvert sur YouTube un clip de Terry Notary, un acteur que l’on a pu voir dans Rise of the Planet of the Apes et ses suites, qui montre ses capacités incroyables à se mouvoir comme un singe. On en revient là à l’essence même du jeu. Dans cette scène, les protagonistes se trouvent comme confrontés à un animal sauvage, dont l’instinct est attisé par leur peur. Et tentent de se cacher, attendant que quelqu’un d’autre devienne sa proie. Cela renvoie à ce que la psychologie sociale désigne comme l’effet du spectateur ou « apathie des témoins. » Si nous restons paralysés quand des choses effrayantes se passent de l’autre côté de la rue, c’est parce que nous sommes comme des animaux apeurés, et implorons: « Ne me prenez pas moi, mais plutôt quelqu’un d’autre!« . Ou une illustration saisissante de la dilution de la responsabilité comme effet du nombre, un soupçon de provocation en sus: « J’apprécie de recourir à des éléments provocateurs s’ils suscitent des questions et aiguisent notre conscience de nos comportements et de notre façon d’appréhender les choses. C’est ce que je recherche. » À cet égard, The Square constitue assurément une réussite exemplaire…
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