La possibilité d’une île

Avec son nouveau double album, Moses Sumney propose une pop à la fois charnelle et cérébrale, et par-dessus tout rétive aux étiquettes. L’amour flou…

Dans un portrait publié en début d’année, le webzine américain Pitchfork revenait sur Aromanticism, le premier album de Moses Sumney. Paru en 2017, le disque avait reçu un accueil dithyrambique de la critique, inversement proportionnel à celui du public, « ne trouvant une certaine forme de succès qu’en Belgique, où il a grimpé jusqu’à la 139e place du hit-parade »… On peut comprendre en partie cette frilosité. Hybride, volontiers cérébrale, la musique de Moses Sumney se laisse difficilement cerner. En outre, l’album avait été alors présenté un peu partout comme une suite de chansons décortiquant la tyrannie des sentiments, revendiquant le droit de ne pas être en couple, ni même amoureux. Ajoutez à cela l’habitude prise par l’intéressé de ne pas sourire sur les photos, et on comprend mieux pourquoi Aromanticism n’a pas forcément trouvé sa place au milieu des autres grosses cylindrées pop clinquantes et rutilantes.

Est-ce que le nouveau Græ fera mieux? Ce qui est certain, c’est que Moses Sumney n’a rien cédé de son ambition. Son nouvel album est double, une première partie étant sortie fin février, la seconde déboulant cette semaine. Un nouveau suicide commercial ou une tactique originale pour se démarquer? Allez savoir. En l’occurrence, la quarantaine aura peut-être aidé à décanter un disque plus solaire, mais toujours aussi insulaire. En cela, il colle d’ailleurs bien à l’époque. Prophétique, « Moïse » Sumney rappelle même en intro que le mot « isolation »/ »isolement » vient d' »isola ». L’île…

La possibilité d'une île

Éloge du gris

Avant-pop? Soul expérimentale? Electronica charnelle? Græ n’est pas clair. C’est même son principal programme. Surtout ne pas se poser, ne pas se ranger dans une catégorie. Moses Sumney déteste ça. Cela tient sans doute en partie à son itinéraire. Né en 1991 en Californie, Sumney est le fils de deux immigrants ghanéens entrés clandestinement aux États-Unis. Quand il a dix ans, la famille repart vers le Ghana. Ils reviendront six ans plus tard. Entre-temps, Moses a pu faire l’expérience de sa double identité: Africain en Amérique, Américain en Afrique. De cet inconfort, il fera sa force. Par exemple, quand, après avoir étudié la poésie et commencé à bosser comme journaliste, il se lance dans la musique, et rejette les offres de majors qui veulent à tout prix le faire rentrer dans la case r’n’b.

« I truly believe that people who define you control you », répète-t-il aujourd’hui sur Boxes. Son souci de refuser les étiquettes ne se limite pas à l’artistique. Il questionne également le genre – Virile-, la nationalité, la race, ou encore l’obligation d’affirmer des positions intangibles pour ne pas paraître faible. Sur Neither/Nor, il chante par exemple: « The romance of the undefined/was a threatening lie in their eyes ». Le danger de louvoyer entre différentes identités est évidemment de n’en proposer aucune. Seul maître à bord d’un navire sur lequel il a quand même embarqué un prestigieux casting (Daniel Lopatin, Jill Scott, Nubya Garcia, Thundercat, etc.), Moses Sumney réussit pourtant à donner un véritable souffle à ses morceaux, ambitieux sans devenir pompeux, insaisissables sans être désincarnés.

Moses Sumney

« Græ »

Distribué par Jagjaguwar.

8

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