ANVERSOIS DE SOUCHE, BRUXELLOIS DE COEUR, KRIS DANE FUIT LES GHETTOS CULTURELS ET SE JOUE DEPUIS TOUJOURS DES FRONTIÈRES ARTISTIQUES ET LINGUISTIQUES. VAN DORMAEL, GHINZU, ROSAS, LES JAMS SESSIONS À L’ARCHIDUC, BOESMANS ET LA MONNAIE. PORTRAIT EN CAPITALE(S).

Un début de soirée. Le centre de Bruxelles. Un vendredi pluvieux où le crachin fait glisser les pavés. Kris Dane descend nous ouvrir la porte de chez lui, à deux pas de l’Ancienne Belgique et de la Grand-Place, avec le molosse de clébard qui accompagne ses joggings presque quotidiens à la forêt de Soignes. Kris est né et a grandi à Anvers. A 17 piges (la bande de Tom Barman n’avait même pas encore sorti son premier single), il jouait déjà de la batterie et du piano dans la première mouture de dEUS. Après avoir bossé dans une pizzeria et comme serveur dans un sauna craignos où des équipes parisiennes tournaient des films pornos la nuit – « le patron a été retrouvé un jour sans vie dans un jacuzzi« -, c’est à Bruxelles qu’il a lancé sa carrière de musicien professionnel et qu’il réside encore aujourd’hui.

« J’y avais étudié. Répété. Et j’ai décidé de m’y installer, se souvient-il sur la terrasse du toit du Beursschouwburg. Je l’ai toujours aimée et trouvée fort différente des villes flamandes. Tu es anonyme ici. Tu as plein de nationalités. Plein de langues. Plein de surprises. Ça m’excitait. Anvers est multiculturelle mais moins. Les étrangers y restent cantonnés dans des ghettos. »

A l’époque, pas mal de ses potes vivent dans la capitale: Jeff Mercelis, qu’il produira par la suite (comme récemment les Bruxellois de Balimurphy), le metteur en scène Arnaud Jacobs, pour lequel il compose la musique d’une pièce de théâtre. Il côtoie aussi les jazzmen d’Aka Moon qui lui permettent de décrocher un boulot de chanteur dans un opéra contemporain, Wintermärchen (d’après Le Conte d’hiver de Shakespeare) de Philippe Boesmans, mis en scène par Luc Bondy à La Monnaie. Projet qui tournera à Barcelone, Lyon, Paris.

« Quand je suis arrivé à Bruxelles, j’ai tout de suite décidé de faire abstraction des communautés. De ne pas m’enfermer dans un petit ghetto flamand comme la rue Antoine Dansaert. Même si j’y ai pas mal traîné. Je n’ai jamais fait de distinctions sur base de l’origine des gens. »

A l’époque, au début des années 2000, l’Archiduc est déjà l’un des repaires de Kris. L’été, un soir par semaine, il y organise des jams sessions. « Le living chez moi est en quelque sorte un endroit de répète. Avec plein d’instruments partout. On prévoyait donc toujours une répétition à la maison un après-midi. J’invitais des gens à présenter leurs morceaux. L’idée, c’était que je joue avec tout le monde. Je créais des rencontres. Je construisais des ponts. On baignait surtout dans l’ambiance singer songwriter. Ces rendez-vous étaient fréquentés par davantage de francophones que de flamands. Mais on y croisait aussi des anglophones comme Jared Stow ou Sanderson Poe, reparti en Amérique il y a sept ou huit ans et récemment décédé. »

Un petit New York

C’est à l’Archiduc, où il essaie encore aujourd’hui ses morceaux avant de les enregistrer en studio, que Dane rencontre les membres de Ghinzu. En 2002, avec Greg Remi et Mika Nagazaki, il bosse sur un projet conceptuel, Private Lee, uniquement disponible en vinyle. Un album de 26 morceaux. Un par lettre de l’alphabet. « Plutôt que de partir de songwriting pur avec ma guitare, je voulais démarrer des machines, des rythmiques. Mais à ma façon. D’une manière très organique. »

Il rejoint ensuite les rangs du groupe bruxellois avec lequel il enregistre Blow et part pendant deux ans en tournée. « Mon public a beaucoup évolué au fil des années et des projets dans lesquels je me suis investi. En tant qu’artiste, tu n’as pratiquement aucun pouvoir là-dessus. Ce n’est pas entre mes mains. Moi, je fais de la musique. Quand je jouais dans Ghinzu, j’étais clairement plus connu en Wallonie. Avant, c’était davantage en Flandres. Et maintenant, j’ai un peu de succès au nord comme au sud. »

Dane, le fureteur, le touche-à-tout, c’est aussi deux opéras composés par Tom Waits chantés pour Ictus jusqu’en Asie, des collaborations avec Rosas, la compagnie de danse d’Anne Teresa de Keersmaeker, des musiques de film (Elle ne pleure pas, elle chante de Philippe de Pierpont), et une poignée d’albums solos. Dans les années 90, Jaco Van Dormael réalise l’un de ses premiers clips -« je viens justement d’en récupérer la master en VHS; cette vidéo reste introuvable sur le Net« . Aujourd’hui, le jeune quadragénaire apporte les dernières touches à son nouvel album solo. Le plus ambitieux. Celui auquel il a consacré le plus de temps.

« Bruxelles a beaucoup d’atouts, glisse-t-il pour détourner la conversation. Elle est chaotique. Confuse. C’est une ville qui appartient à tout le monde et à personne. Un petit Big Apple que font bouillonner des tas de nationalités. Tu as vu Gangs of New York? L’ambiance bruxelloise me fait penser à la manière dont l’Amérique s’est construite. Même s’il n’a pas fallu se débarrasser des natifs indiens. De la même manière que New York n’est pas les Etats-Unis, Bruxelles n’est pas la Belgique. Mais sous un autre angle, elle est peut-être la seule Belgique qui existe encore. »

Amateur du Café central et du Daringman, chez Martine, habitué des petits cinémas comme l’Aventure et l’Actor’s Studio, Dane se sent bien à la capitale. « Si certains musiciens flamands vivent à Bruxelles, où ils sont en minorité, c’est parce qu’ils aiment cette ville. La plupart de ceux qui s’y installent y restent. C’est un choix. Parce que si tu viens avec un petit esprit et que tu veux pouvoir commander partout ton sandwich en flamand, tu ne tiens pas un an. »

RENCONTRE JULIEN BROQUET

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