PENDANT DOUZE JOURS, LE 65E FESTIVAL DE CANNES A ÉTABLI LA COURBE SISMIQUE DU MONDE, ENTRE AGONIE ET CAPACITÉ À SE RÉINVENTER, ET ARPENTÉ LA PLANÈTE CINÉMA, DE MICHAEL HANEKE À LEOS CARAX.

On a coutume de dire que la qualité d’un festival se mesure à la présence en sélection de films transcendant le médium et le moment -ainsi de A Separation, à Berlin, ou de Melancholia, sur la Croisette, l’an dernier. A ce titre, Cannes 2012 restera assurément comme un excellent millésime; la compétition, d’un niveau d’ensemble estimable, ne comptant pas une mais deux de ces £uvres rares: Amour de Michael Haneke et Holy Motors de Leos Carax. Le jury présidé par Nanni Moretti a choisi, on le sait, de couronner le premier et d’ignorer le second; on y verra la démonstration d’un palmarès plus consensuel qu’audacieux, sans qu’il y ait pour autant rien à redire à la seconde Palme accordée au réalisateur autrichien. De fait, Amour est un huis clos austère et sensible, qui voit l’amour que se porte un couple d’octogénaires (Emmanuelle Riva et Jean-Louis Trintignant, bouleversants) mis à l’épreuve de la maladie, et de l’inexorable déclin l’accompagnant. Le réalisateur autrichien opère avec sa rigueur et sa précision coutumières, pour livrer une vision humaniste aux contours singulièrement émouvants, en même temps qu’elle débouche sur d’amples questions philosophiques -encore que Haneke ait veillé à ne pas adosser d’enjeu sociétal à son propos, pour s’en tenir à ce couple affichant une solidarité et une sérénité sans faille face à l’inéluctable.

Avec Amour, £uvre intimiste à vocation universelle, Michael Haneke n’a pas seulement enthousiasmé le festival par un film d’une exceptionnelle intensité, il lui a aussi valu l’une de ses matrices, la confrontation avec la mort étant apparue, douze jours durant, comme un leitmotiv continu, souterrain ou non (et l’on ne parle pas, en l’occurrence, de sa version instrumentalisée dans les films de genre façon Lawless ou The Paperboy, deux des représentants d’un cinéma américain boudé par le palmarès). Voir ainsi la fillette de Beasts of the Southern Wild commenter la disparition de son monde du fait des éléments déchirant son bayou louisianais; les protagonistes de V Tumane de Sergei Loznitsa, aux prises avec l’absurdité d’une tyrannie morale ne semblant leur laisser d’autre issue que définitive; la gamine de Broken ne pouvant que constater les dégâts irrémédiables engendrés, dans sa banlieue anglaise, par les préjugés et l’incompréhension; ou le wonderboy new-yorkais de Cosmopolis de David Cronenberg, aspiré dans l’agonie de son empire, et jusqu’à l’impasse où sera conduite la jeune mère de A perdre la raison. Quant à Reygadas, c’est son film entier qu’il plonge dans des ténèbres ressemblant au néant filmique – Post Tenebras Lux, voire?-, un Resnais pouvant quant à lui, du haut de ses bientôt 90 ans, adresser un pied-de-nez à la grande faucheuse, le réalisateur de L’année dernière à Marienbad mettant en scène sa propre disparition…

Carax, jusqu’au vertige

Il est également question de mort dans Holy Motors, £uvre vertigineuse de Leos Carax. Mort artistique, d’abord, le film semblant porter son propre deuil, avec le recours, en diverses occasions, à une esthétique au futurisme fané dans les replis du siècle dernier, lorsque le cinéma français ne jurait que par l’auteur de Boy Meets Girl. Plus dure serait la chute, qui l’entraînerait d’un Pola X indigeste à un Merde semblant sonner le glas définitif de son inspiration. Pour être inespéré, son retour ne s’en avère aussi que plus fulgurant: s’il ne fallait retenir qu’un éclat de ce 65e festival, ce serait sans doute celui-ci en effet, un film réinventant le cinéma, dont il arpente l’histoire, comme espace de toutes les libertés et de toutes les audaces, non sans porter un regard on ne peut plus pénétrant sur le monde. Cela, à la suite du singulier Monsieur Oscar (l’épatant Denis Lavant, alter ego de toujours du cinéaste), dont on suit une journée dans une existence consacrée à se glisser de vie en vie, de mendiante en cyber-lover; de grand patron en vieillard se mourant, le film opérant des mues esthétiques à mesure qu’il décline ses nombreuses identités. Non sans s’ériger en fascinant patchwork de la marche du temps -et, partant, seconde matrice, aventureuse celle-ci, de ce millésime cannois.

Sortant de l’espace intime où l’avait circonscrit Michael Haneke, le festival aura en effet, et l’on n’en attendait à vrai dire pas moins, établi la courbe sismique du monde -chahutée, comme il se doit. Eléments déchaînés -du Moonrise Kingdom de Wes Anderson aux cieux déchirés de Post Tenebras Lux-, et horizon dévasté -le Polluting Paradise de Fatih Akin- donnent son paysage aux soubresauts de l’humanité enregistrés par la planète cinéma. Yousry Nasrallah revient sur la révolution égyptienne confisquée dans l’appliqué Après la bataille; Ulrich Seidl revisite les rapports nord-sud à la lumière du tourisme sexuel dans le grinçant Paradies: Liebe; David Cronenberg met en scène la métaphore de la chute du capitalisme dans Cosmopolis, une même tempête financière agitant The Taste of Money de Im Sang-soo, là où Andrew Dominik fait rimer actes mafieux et crise économique dans Killing Them Softly; Jacques Audiard acte le vacillement du monde tandis qu’il suit les êtres blessés de De rouille et d’os; Thomas Vinterberg, dans The Hunt, fait de nous les témoins de l’emprise destructrice de la rumeur; Cristian Mungiu fait glisser la spiritualité vers la superstition, dévastatrice, dans l’imposant Beyond the Hills, gangréné encore par le phénomène de l’indifférence.

Et si Ken Loach ( The Angel’s Share) ou Matteo Garrone ( Reality) envisagent l’un le marasme, l’autre les mirages de la téléréalité, avec le sourire, le temps de deux comédies, c’est sans être dupes pour autant -la tonalité d’ensemble est bien à la lucidité inquiète, sans céder pour autant à la résignation. C’est Loach, toujours, qui en appelle à la solidarité « avec ceux qui résistent aux programmes d’austérité et de privatisation » au moment de recevoir le prix du Jury; ce sont aussi les sursauts d’humanité qui s’expriment tant chez Jeff Nichols ( Mud) que chez Sergei Loznitsa ou d’autres.

Revivre en guise de coda

Ils sont d’ailleurs nombreux à laisser leurs protagonistes à l’aube d’une vie nouvelle. Le monde bascule, ce qui ne va pas sans amertume pour certains -Ulrich Seidl réussissant à traduire cette opposition des flux, l’un virevoltant, l’autre soupirant, dans un plan lumineux. Mais soit, l’inconnu est aussi plein de promesses, celles qui s’ouvrent aux protagonistes de Mud comme du On the Road de Walter Salles, et qui animent The Angel’s Share comme Moonrise Kingdom.

Ou qui attendent l’adolescent de Io et te de Bernardo Bertolucci, se résignant à quitter sa cave pour enfin affronter le monde. A moins qu’il ne s’agisse, à l’autre bout du spectre, de trouver un certain apaisement -motif rapprochant, d’ailleurs, Amour et Holy Motors qui voit Edith Scob, repassant le masque des Yeux sans visage de Franju, annoncer le plus tranquillement du monde rentrer à la maison, le Revivre de Gérard Manset apportant au film une coda bouleversante.

L’on se refusera, en effet, à parler ici d’épitaphe: puisqu’il s’agit, dans l’immédiat, de continuer à vivre, autant, à l’image du toujours facétieux Alain Resnais, s’en faire une raison: Vous n’avez encore rien vu

TEXTE JEAN-FRANÇOIS PLUIJGERS, À CANNES

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