MARTIN LUTHER KING N’AVAIT JAMAIS FAIT L’OBJET D’UN BIOPIC. AVA DUVERNAY COMBLE CETTE LACUNE AVEC SELMA, UN FILM FORT PORTÉ PAR DAVID OYELOWO, CHARISMATIQUE.

Aussi incroyable que cela puisse paraître à l’heure où Hollywood produit des biographies en veux-tu en voilà, Martin Luther King, leader historique du mouvement pour les droits civiques des Noirs aux Etats-Unis, et figure emblématique du XXe siècle, n’avait jamais fait l’objet d’un biopic. Quarante-sept ans après sa mort -il devait être assassiné le 4 avril 1968 à Memphis, à l’approche de la quarantaine-, Selma, le film d’Ava DuVernay, vient donc combler un trou béant. Et cela, en s’attachant à un épisode particulier de son parcours, lorsque, en 1965, King allait s’engager corps et âme dans le combat non-violent pour l’adoption du Voting Rights Act garantissant le droit de vote pour tous; une lutte âpre, réprimée dans le sang, dont le point d’orgue serait l’organisation d’une marche pacifique devant rallier Selma à Montgomery, en Alabama. « On me demande souvent pourquoi il n’y avait pas eu de film sur le pasteur King auparavant, entame Ava DuVernay, réalisatrice à l’enthousiasme fiévreux. Et c’est difficile à dire. Bien sûr, les droits sur ses discours étaient cadenassés, et il y avait divers problèmes techniques. Mais je pense surtout que les films mettant en scène des personnalités noires ne figurent pas parmi les priorités des studios. Au moment d’adopter la liste des projets qu’ils vont financer, leurs dirigeants ne se disent pas: « Vous savez quoi? On va tourner un film sur cette importante personnalité afro-américaine ayant lutté pour la liberté. » Ils préfèrent s’en tenir à des films de vaisseaux spatiaux qui explosent, et ce genre de choses… »

Inconnue du grand public, Ava DuVernay est rompue à la machine hollywodienne. Elle y a en effet officié pendant de longues années comme publiciste, un poste qu’elle a occupé sur un nombre incalculable de films, au rang desquels The Terminal, Collateral ou Dreamgirls, avant de s’orienter vers la mise en scène. Après un documentaire sur le hip hop (This Is the Life), elle signait, en 2012, Middle of Nowhere, fiction indépendante remarquée de Sundance à Tribeca. Et d’embrayer avec Selma, un film dont la réalisatrice afro-américaine confie, avec des trémolos dans la voix, qu’elle était pour ainsi dire prédestinée à le tourner, elle dont la famille est originaire du comté de Dallas, en Alabama, là-même où se déroule l’histoire, son père ayant même assisté à la fameuse marche.

Hollywood à court d’arguments

C’est pourtant à David Oyelowo, le comédien britannique campant Martin Luther King devant sa caméra après avoir été de Middle of Nowhere, qu’elle doit d’avoir été finalement engagée sur un projet à l’histoire mouvementée. « Je me suis installé aux Etats-Unis il y a un peu plus de sept ans, explique l’acteur originaire d’Oxford, et j’ai reçu le scénario de Selma deux mois plus tard. Tout de suite, j’ai senti que j’étais appelé à jouer ce rôle. » Oyelowo allait toutefois devoir ronger son frein, le projet passant de mains en mains -Stephen Frears, Paul Haggis, Spike Lee et Lee Daniels comptent parmi les réalisateurs qui ont été envisagés pour le mettre en scène-, sans jamais se concrétiser. « Ce n’est que fort récemment que l’on a commencé à faire des films de cette ampleur et avec un budget aussi conséquent sur des protagonistes de couleur. Auparavant, de tels projets ne pouvaient se monter qu’autour de personnages blancs, sans quoi Hollywood ne s’y intéressait pas. Malcolm X constitue de ce point de vue une aberration exceptionnelle, pour laquelle Spike Lee a dû déployer tout ce qui était en son pouvoir. Jusqu’au jour où des films comme The Butler ou 12 Years a Slave ont combiné un bon accueil critique et du succès au box-office. Du coup, Hollywood était à court d’arguments pour ne pas mettre en chantier Selma. Cela a résolu une partie des problèmes. » Puisqu’il était enchanté de leur collaboration sur Middle of Nowhere, l’acteur suggère d’en confier la mise en scène à Ava DuVernay après la défection de Lee Daniels –« il a vraiment fait du lobbying en ma faveur », sourit-elle. Il faudra toutefois l’intervention d’Oprah Winfrey, productrice du film, où elle apparaît par ailleurs sous les traits d’Annie Lee Cooper, pour que les choses se décantent définitivement. « Elle a joué un rôle vital, poursuit la cinéaste. Sans elle, nous n’y serions pas arrivés. Dès qu’elle s’est engagée, les gens se sont dit qu’il y avait peut-être de l’argent à gagner, et que le film allait attirer l’attention. La stature d’Oprah est telle que sa présence a stimulé les ventes internationales de même que l’intérêt des studios. Ma notoriété ne dépassait pas Sundance, et si David avait joué dans de nombreux films (au rang desquels The Paperboy, Lincoln, The Butler ou Interstellar, ndlr), c’était le plus souvent dans des seconds rôles. Personne n’avait de raison de risquer 20 millions de dollars dans ce projet. L’arrivée d’Oprah a tout changé… »

King, au-delà du rêve

A l’autopsie, l’investissement devait s’avérer concluant d’un point de vue tant financier (le film a généré quelque 50 millions de dollars de recettes pour les seuls Etats-Unis) qu’artistique. Si elle ne révolutionne certes pas le biopic, Ava DuVernay réussit en effet à éclairer la personnalité de Martin Luther King et son combat contre la ségrégation raciale d’un jour inédit, allant bien au-delà d’un prix Nobel et d’une petite phrase –« I Have a Dream »- passés à la postérité. « Les gens le connaissent à travers ces quelques mots, et savent qu’il croyait en la paix et a été assassiné. Ils ne le voient pas comme un homme, mais bien comme une statue, un timbre ou un nom de rue. Nous tentons de l’affranchir du marbre où on l’a enfermé pour le laisser vivre et respirer, et être un homme normal accomplissant des choses extraordinaires », souligne la cinéaste. « Le plus difficile a été de relier les pointillés entre ce que nous savons de lui et ce que nous ignorons, renchérit David Oyelowo. Nous connaissons ses discours, le leader du mouvement des droits civiques, ses intonations, sa démarche, mais nous ne savons pas comment il se comportait en privé. Il était bien sûr différent de la personne tenant ces discours formidables lorsqu’il s’adressait à sa femme et ses enfants. Il fallait donc relier les pointillés tout en veillant à ce que le portrait reste cohérent. Nous tenions à l’humaniser plutôt qu’à accentuer la posture historique qui a fait sa notoriété. Et le fait de ne pas arriver avec le bagage culturel d’un Afro-Américain m’y a certainement aidé. »

Non contente de renforcer la portéev émotionnelle du film, cette humanisation apporte un contre-point judicieux à une aura ne s’étant jamais démentie. Si des événements comme ceux de Ferguson, tout récemment, sont là pour rappeler l’acuité du combat de Martin Luther King –« voir le film dialoguer à ce point avec la période que nous traversons était juste incroyable, souligne Ava DuVernay-, c’est sa personnalité même qui n’en a pas fini de rayonner. « Par bien des aspects, des gens comme Barack Obama, Oprah Winfrey ou Ava DuVernaysont la réalisation de son fameux rêve. Ce dernier ne s’est pas totalement accompli, mais avoir un président noir, une femme milliardaire noire et voir qu’une réalisatrice afro-américaine puisse mettre en scène ce film et s’en tire aussi brillamment, quand on sait qui était le cinéaste pressenti au départ, voilà qui n’aurait pas été envisageable il y a 50 ans. » On mesure là le chemin parcouru, comme l’urgence du film, d’ailleurs…

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