Il dit quelque chose de drôle, une petite phrase qui soulève des pensées gaies et légères comme des confettis. Face à lui, beaux, sains, radieux, insouciants, les rameurs remontent le courant, entièrement voués à ces coups de rames qui dans quelques secondes les feront passer hors-cadre.

La berge qu’ils longent est trop pentue et sans ombre, ils n’accostent pas là et décident de pousser plus loin, au-delà du monastère. La rameuse pointe un bois de bouleaux dont les feuilles pâlissent au soleil. C’est le rameur qui descend de la barque le premier; il dit attention ça glisse, tend une main. Des rayons de soleil remplis de paillettes jaunes et d’insectes minuscules transpercent le bois et y tracent de longues parallèles. C’est encore le rameur qui porte le sac à provisions (cuisses de poulets, oeufs durs, tomates, concombres, bières aussi). Ils hésitent, cherchent l’endroit idéal, le trouvent enfin. La rameuse étend une couverture en coton, beige à rayures bleues, s’y couche et ferme les yeux. Le rameur pose les plats sur un coin de la couverture, mais personne n’a faim. La rameuse garde les yeux fermés, le rameur fixe les cuisses de poulet comme si ce n’était pas un pique-nique mais un objet inutile du décor. Un temps s’installe. T’entends la rivière? Il entend. Le vent dans les arbres? Il entend. Les oiseaux? Elle entend. Ma respiration? Aussi. La rameuse dit qu’ils sont bien là, non? Le rameur répond si.

Le photographe s’éloigne un peu pour les laisser entendre des choses. Il ramasse un bois mort avec lequel il fouette l’air, sabre dans les rayons de soleil, déplace des moucherons; il tourne en rond à quelques mètres des rameurs dont les voix lui parviennent par moments, suivies de petits rires, puis plus rien.

Au pied d’un bouleau, un vilain champignon jaunasse, tête spongieuse et velue sur un pied court et épais, a poussé. Quoi, déjà? Le photographe se penche: si, le champignon en est bien déjà un. Il se relève triste. Ce qu’il s’en veut d’être ainsi, de laisser l’été se voiler pour rien du tout, un bête champignon et le voilà fini.

Il prend sur la gauche entre les touffes de bardanes, les fleurs mauves restent accrochées en grappes à son pantalon. Il devrait rebrousser chemin, retourner vers les rameurs, ils vont l’attendre. Hélas les bouleaux se ressemblent tous, il finit par se lasser, ne plus les voir, marcher sans rien penser, alors il s’égare. Il marche ainsi longtemps jusqu’à ce qu’il débouche sur la berge, très loin de la barque qui flotte là-bas comme un vieux jouet oublié.

Il longe la rivière en direction de la barque, seul avec le bruit de l’eau, des oiseaux et du vent dans les arbres jusqu’à ce qu’une voix lui parvienne… Sur ma table y’a un vase/ Dans le vase y’a une tulipe/ Sur le rebord de la fenêtre, y’a un verre/ Et ainsi passent les ans/… Les cheveux longs et gras, un type chantonne, adossé à une voiture d’où s’échappe la musique. Une cuisse de poulet dans une main, une bouteille de bière dans l’autre, les yeux fermés et la bouche pleine, il se déhanche discrètement, avec la raideur de celui qui n’a plus dansé depuis longtemps. Couchée sur le ventre à deux mètres de lui, une femme en bikini prend un coup de soleil.

Le photographe n’aime pas être là, il n’a rien à y faire, il accélère le pas. Il a déjà perdu assez de temps comme ça. Il a envie de retrouver les rameurs, cette balade était une erreur, il aurait dû rester avec eux.

De son côté, la rameuse a pris des couleurs, elle sourit au rameur, il dit c’est joli ton coup de soleil, elle hausse gentiment les épaules et ramène une mèche de cheveux derrière l’oreille, la tête un peu inclinée. Elle réajuste sa chemise, la passe sous sa ceinture. Le temps, plein de bruits de rivière, d’arbres et d’oiseaux se prolonge encore. Le rameur y met brutalement fin. Putain de moustiques, il aurait dû prendre sa chemise. Le rameur s’est donné une grande claque dans le dos qui a fait sursauter la rameuse. Elle dit montre voir, s’approche de lui et passe la paume de sa main sur le bouton qui gonfle, de plus en plus rouge, sur l’omoplate.

– Ce n’était pas un moustique, tu sais.

– Laisse ta main, ça fait du bien, dit le rameur.

Elle propose de plutôt ranger les provisions, les cuisses de poulet attirent les guêpes.

– On a tout le temps, dit encore le rameur.

Au loin les coupoles du monastère prennent une teinte olivâtre et le soleil se voile doucement, la rameuse fait comme il dit, elle laisse sa main. Quand elle l’enlève, des nuages se sont formés au-dessus des coupoles mais ils s’en moquent, ils sont toujours hors-cadre, dans cet été nécessaire qui fait croire à des choses. Elle lève la tête au ciel, il ne pleuvra pas. Il plisse le nez et se demande comment elle peut en être si sûre. De toute façon il va bien falloir y aller.

– On y va?

– Quoi, déjà?

Elle baisse la tête et une mèche de cheveux clairs lui retombe sur les yeux.

Quand ils remontent dans la barque, l’eau a fraîchi et fait de petits plis, les coupoles virent au gris. L’ombre entame le visage des rameurs qui, indifférents, se taquinent pour une histoire de moustiques. Ils empoignent les rames et livrent une joue au soleil. Le photographe repense au champignon, au couple de la berge, il cherche vite quelque chose de drôle, de gai, de léger, un truc d’été à se raconter.

– Deux personnes sont sur un bateau,…

Les rameurs rient. Ils rient et ils rament sur fond d’été, un été instantané et si éphémère que le photographe renonce à contrer la mélancolie qui s’en dégage, il se laisse aller. Face à eux, il voit tout, il sait qu’il va pleuvoir et qu’il ne pourra pas l’empêcher.

NÉE À NAMUR EN 1968, HEDWIGE JEANMART A OBTENU LE PRIX VICTOR-ROSSEL POUR BLANÈS, SON PREMIER ROMAN PARU EN 2014 AUX ÉDITIONS GALLIMARD.

CHAQUE SEMAINE, UN ÉCRIVAIN DÉPLOIE SON IMAGINAIRE À PARTIR D’UNE PHOTO DE SON CHOIX.

PAR HEDWIGE JEANMART

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