RYAN GATTIS SIGNE UNE FRESQUE POLYPHONIQUE DANTESQUE SUR LES ÉMEUTES QUI ONT MIS LOS ANGELES À FEU ET À SANG EN 1992. WILD WILD WEST.

Six jours

DE RYAN GATTIS, ÉDITIONS FAYARD, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ETATS-UNIS) PAR NICOLAS RICHARD, 424 PAGES.

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Du 29 avril au 4 mai 1992, Los Angeles a été le théâtre d’un chaos indescriptible. Pillages, émeutes, règlements de compte, incendies en série transforment la Cité des Anges en champ de bataille. La police est rapidement débordée, la Garde nationale est appelée en renfort, l’état d’urgence est décrété. Le détonateur de cette poussée de fièvre: l’acquittement des policiers blancs qui ont tabassé un conducteur noir du nom de Rodney King un an plus tôt, moment immortalisé à leur insu sur une vidéo qui a fait le tour du monde. Une étincelle d’injustice, une de plus, une de trop, qui va mettre le feu au baril de poudre des frustrations de la minorité black, le même mélange explosif qui avait déjà embrasé le quartier de Watts en 1965.

Auteur inconnu des services de renseignements, Ryan Gattis nous plonge au coeur de cet enfer dans une fresque électrique compilant les témoignages à chaud ou a posteriori de 17 acteurs du drame, tous reliés par les liens du sang, de la fraternité ou simplement des circonstances. Une galerie cosmopolite où les membres de gangs aux blazes pittoresques comme Apache, Trouble ou Termite se taillent la part du lion, mais où défilent aussi un SDF, un pompier, une infirmière et un barbouze. Tous racontent à la première personne un épisode de cette guerre de six jours, offrant en sous-texte un portrait composite et affolant de cette Babel en perdition. Et plus exactement de son flanc hispanique. Car contrairement à une idée reçue alimentée par le strabisme médiatique, les émeutes ne se sont pas déclinées qu’en Noir et Blanc. Mais ont impliqué de gré ou de force toutes les communautés implantées dans le paysage. Ainsi des gangs hispaniques qui ont profité de l’anarchie pour solder quelques comptes. Et c’est d’ailleurs dans l’un de leurs fiefs, Lynwood, situé en périphérie du foyer, que Gattis installe son poste d’observation.

Chronologie des faits

Tout commence le premier jour avec l’assassinat sauvage d’Ernesto Vera, jeune homme sans histoire apprécié de tous, qui a le malheur d’habiter dans le chaudron du ghetto et surtout d’être parent de deux lieutenants du caïd local Big Fate. Il paie pour une bavure de son jeune frère intrépide Ray aka Lil Mosco. Cette exécution va provoquer une réaction en chaîne, d’autant plus incontrôlable qu’il n’y a plus personne pour l’arrêter. Payasa, sorte de Lara Croft latino et soeurette de la victime, va se charger personnellement de faire payer au quadruple la clique d’en face, alimentant du même coup le cycle sans fin de cette violence qui étouffe la moindre parcelle d’humanité. Celle des innocents comme Ernesto bien sûr, mais aussi celle qui jaillit dans le coeur des « soldats », à l’image de Clever, le rusé de la bande, qui rêve d’une vie loin du tumulte et des embrouilles mais ne peut s’affranchir de sa dette affective à l’égard de ses acolytes. Pour espérer échapper à l’emprise, seule solution: quitter le navire, c’est-à-dire affronter seul l’inconnu.

Le roman de Gattis immerge l’intime dans le grand bain acide du désordre social. Et scrute les réactions. Le suspense, haletant, se double d’une peinture quasi documentaire des moeurs de ces clans mafieux d’ordinaire tapis dans les entrailles de la mégalopole. Il y a du The Wire dans cette étude sociologique suant l’angoisse. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si HBO a déjà mis la main sur ce matériau fictionnel diablement visuel et sensoriel jusque dans ses textures urbaines calcinées. On pense aussi à Ellroy, cet autre géomètre littéraire du relief angelin, notamment pour cette prose en fusion truffée d’idiomes chicano qui culmine dans une forme de lyrisme incantatoire épousant les affects et les délires de personnages plus ou moins sains d’esprit. Tout le monde se tire dans les pattes, se transforme en prédateur, oubliant qu’en temps de paix ils sont tous dans la même galère. Car au final ne restera qu’une seule certitude: rien ne changera vraiment, après six jours les autorités remettront le couvercle sur la casserole jusqu’à la prochaine ébullition…

LAURENT RAPHAËL

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