EN UNE POIGNÉE DE FILMS, KELLY REICHARDT S’EST IMPOSÉE COMME L’UNE DES VOIX LES PLUS SINGULIÈRES DU PAYSAGE CINÉMATOGRAPHIQUE AMÉRICAIN. DÉMONSTRATION AVEC NIGHT MOVES, VARIATION SUR LE THRILLER AVEC L’ACTIVISME ÉCOLOGISTE POUR ARRIÈRE-PLAN…

Aux côtés d’un Jeff Nichols, Kelly Reichardt s’est imposée, ces dernières années, comme l’une des figures de proue du cinéma indépendant américain. Non, d’ailleurs, que la réalisatrice originaire de Dade County, en Floride, soit précisément une débutante, elle dont le premier long métrage, River Grass, remonte à 1994. Suivra un long silence, ponctué, en 2006, par la sortie de Old Joy, le film, primé à Rotterdam, lui valant un commencement de reconnaissance internationale. Wendy & Lucy, d’abord, Meek’s Cutoff, ensuite, viendront affirmer la singularité de son regard, oeuvres minimalistes revisitant le paysage de l’Amérique comme pour mieux en explorer la réalité humaine et l’imaginaire. Une entreprise que renouvelle aujourd’hui Night Moves, film d’une grande maturité détournant le thriller pour mieux sonder les êtres -un trio d’activistes écologistes en l’occurrence-, au coeur de cet Etat d’Oregon qui prête ses décors à son cinéma. Et l’objet, par ailleurs, d’une discussion vénitienne passionnée…

Pourquoi avoir voulu raconter cette histoire aujourd’hui?

L’impulsion est venue de Jon Raymond, mon partenaire d’écriture. Il a des amis qui ont une ferme d’agriculture biologique dans la Applegate Valley, en Oregon. Il s’y rend depuis des années, et il avait envie de raconter une histoire se déroulant dans cet environnement. Il m’y a emmenée, et j’ai découvert un cadre idéal pour y situer un film. Le paysage me rappelait les peintures de Charles Burchfield, qui ont d’ailleurs servi de référence pour notre chef-opérateur, Chris Blauvelt. A quoi s’est greffée l’idée de tourner une sorte de thriller, et de recourir à un genre traditionnel pour parler de questions modernes et contemporaines.

Le film se montre plutôt ambivalent à l’égard de l’activisme politique…

Ce que j’apprécie dans les histoires et l’écriture de Jon Raymond, c’est que l’ambiguïté y a sa place. On se trouve dans des zones intermédiaires et, en tant que cinéaste, restituer cet espace, capturer les ambiguïtés de la vie et les inscrire dans un cadre sous contrôle afin qu’elles en ressortent clairement, représente un défi passionnant. Avec Night Moves, nous n’avons pas voulu faire de film à message, mais bien une étude de caractères. Je crois en la complexité des gens. Quelles sont leurs motivations? Ces motivations importent-elles vraiment? L’idéalisme est-il toujours quelque chose de positif? Ce sont des questions difficiles. Le film scrute une petite communauté, dont les membres partagent la conscience de la destruction de leur environnement, mais qui optent pour des façons différentes d’y réagir. Pour l’un, il s’agira d’acheter un terrain et de créer une ferme, et pour l’autre, de détruire quelque chose, et entre ces deux attitudes, il y a des nuances de gris. Quelle est la juste mesure, si tant est qu’il y en ait une, parce que la bataille est peut-être déjà perdue? Le film n’impose pas une ligne, mais accompagne trois personnages qui en sont à différents stades de leur existence.

Quelles ont été vos sources d’inspiration pour esquisser ce type de mouvement activiste?

Ils sont plutôt dans la tradition de ces mouvements de base qui se rassemblent autour d’objectifs probablement louables, au nom d’une colère justifiée. Des gens qui se rebellent, et qui sont prêts à mettre leur vie ou leur confort quotidien en danger pour combattre la machine. J’avais encore un souvenir très clair de Patty Hearst, et Jon s’intéresse à l’histoire de l’activisme, depuis les Black Panthers, jusqu’au Weather Underground, ou au Earth Liberation Front, et ces mouvements qui ont été fort actifs dans le nord-ouest. Jon a toujours vécu dans cette région, et l’activisme environnemental y est fort présent, et simple à comprendre: on y est confronté à la déforestation chaque jour, et la conscience écologiste est particulièrement aiguisée. Les inspirations ont donc été nombreuses, à commencer déjà par Crime et châtiment de Dostoïevski. Avec Jon nous partons du plus vaste, pour ensuite élaguer et arriver à quelque chose que nous connaissons bien, et à quoi l’on puisse répondre personnellement. Et puis, le produit de notre imagination vient s’y ajouter…

Avez-vous jamais été impliquée personnellement dans quelque forme d’activisme?

Non, je dois bien admettre ne pas être assez courageuse…

Les paysages ont une importance considérable dans vos films…

Cela découle sans doute du fait que nous partons souvent d’un paysage dans lequel nous aimerions tourner. Comme, dans le cas présent, celui de la Applegate Valley. La recherche des décors est, à mes yeux, une partie fondamentale du processus de réalisation d’un film, et j’y consacre un temps considérable. Trouver les paysages appropriés a des répercussions sur tout le reste: c’est pendant les repérages que l’on commence à comprendre comment on va pouvoir tourner le film.

Wendy & Lucy était une sorte de road- movie, Meek’s Cutoff un western, et Night Moves s’approche d’un thriller. L’acte créatif passe-t-il, à vos yeux, par le fait de se réapproprier une formule?

Oui, cela m’attire de voir où l’on peut aller avec ces genres, et s’ils peuvent exister en adoptant des contours plus vagues. En général, dans ce type de formule, la narration induit des attentes du public, inconscientes ou non. Le spectateur, et pas seulement les cinéphiles, sait par exemple que le premier acte va mal se terminer. On peut anticiper ces attentes et s’emparer de ces moments pour en faire autre chose, afin qu’en découle une manière différente d’envisager les choses, peut-être légèrement affinée, et impliquant plus le spectateur. Pensez à The Reckless Moment, de Max Ophüls, où le son est tellement intense et chargé, jusqu’au moment de la découverte du cadavre par Joan Bennett. Dans n’importe quel film de genre, on aurait à cet endroit un climax sonore. Et ici, on voit cette femme trouvant le corps, le traînant jusqu’à la barque, et le jetant à l’eau au seul bruit du vent. C’est le moment le plus tranquille du film, et cette scène produit un effet totalement différent que si les règles habituelles avaient été respectées. Et cela finit par en dire énormément sur le personnage, à travers le son, et la façon dont il fonctionne par rapport à l’image. Un genre vous permet de le faire, parce que les spectateurs savent à quoi le trajet est censé ressembler.

Michelle Williams racontait, à l’époque de Meek’s Cutoff, combien la préparation pour le rôle avait été difficile. Qu’en a-t-il été pour Night Moves?

Jesse a été vivre un long moment à la ferme, il a travaillé aux récoltes et aidé à construire une serre monstrueuse qui a ruiné plusieurs de mes prises, mais dont les fermiers étaient ravis. On l’avait déposé là-bas, et à notre retour, il y avait une serre de la taille d’un hangar à avions au milieu des champs! Il a donc eu cette préparation. Peter est arrivé alors qu’on tournait déjà depuis une semaine, et a été pris dans le mouvement. On a eu de la chance qu’il sache conduire un bateau, ce qu’on avait considéré comme acquis, je ne sais pas pourquoi… On me demande souvent comment je travaille avec les comédiens. S’il y a une méthode, c’est que nos scénarios comptent, en général, de nombreuses tâches physiques, qui gardent les acteurs actifs et dans le moment présent, qu’ils aient à s’occuper d’animaux ou à s’acquitter d’une activité requérant de la concentration, sans quoi ils pourraient se blesser. Par ailleurs, les conditions de production sont assez dures, nous n’avons aucun luxe à offrir, et tout le monde est logé à la même enseigne. Les circonstances font que, bien souvent, toute l’équipe doit mettre la main à la pâte, sans qu’il y ait de distinction entre les comédiens et les autres. Chacun est impliqué à tout moment, et cela valait déjà pour les films avec Michelle. Certains acteurs adhèrent totalement à cette façon de faire, d’autres pas. Dakota, qui avait terminé avant nous, n’arrivait pas à s’en aller. Alors que d’autres aimeraient pouvoir courir plus vite pour monter dans le premier avion. Pour Night Moves, tout le monde était partant, et ce fut vraiment une expérience formidable.

ENTRETIEN Jean-François Pluijgers, À Venise

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