JOURNALISTE, CHRISTOPHE BOLTANSKI ENTRE EN LITTÉRATURE AVEC LA CACHE, UN PREMIER ROMAN QUI RACONTE LESBOLTANSKI, OU L’ÉPOPÉE IDENTITAIRE, EN TEMPS DE GUERRE, D’UNE FAMILLE HAUTEMENT ROMANESQUE. L’UNE DES BONNES SURPRISES DE LA RENTRÉE.

Boltanski. Sur la couverture bleue nuit, le nom ne passe forcément pas inaperçu. Christian, plasticien vedette? Luc, ex-disciple de Bourdieu, sociologue pragmatique? Jean-Elie, auteur d’ouvrages de linguistique? Non, il s’agira cette fois de Christophe, grand reporter pour Libération puis l’Obs. Issu, comme les précités, de ce qu’il faut bien appeler une famille géniale, le journaliste se fait écrivain à travers un premier roman qui revient précisément sur les origines d’un patronyme: La Cache (lire critique page 44). Le livre, très réussi, raconte la destinée d’une famille de migrants devenus français -de leurs petites légendes ordinaires à la grande mystification qu’ils imagineront pour sauver le grand-père juif pendant la Seconde Guerre mondiale. Quand il évoque les siens, devenus ses personnages, Christophe Boltanski, yeux malicieux et voix d’une grande douceur, use du « ils » ou du « nous » -bien plus rarement de noms. Pas étonnant, pour une histoire où il est question de multiples falsifications identitaires et de la réinvention d’un clan: un véritable appel d’air pour la fiction.

Votre roman vous ramène dans la maison familiale -celle où vous avez vécu avec vos grands-parents. Quel rapport entretenez-vous avec ces lieux?

C’est le lieu qui compte le plus pour moi, j’y reviens tout le temps. Les seuls souvenirs qu’on ait dans la famille y sont tous rattachés. Il n’y a jamais eu aucune patrimonialisation chez nous: on était bourgeois, mais on vivait dans une sorte de précarité permanente qui voulait qu’on jette les chose au fur et à mesure. Mes grands-parents avaient contemplé la possibilité de leur propre destruction, et ils ne voulaient pas que les objets leur survivent. Aujourd’hui, les photos ont disparu, il ne reste pas de lettres, pas même de tombes -je ne sais pas où sont enterrés mes grands-parents. Mais il reste cette maison: c’est notre album de souvenirs. Et notre sépulcre. Ecrire a donc consisté pour moi à retourner visiter ces lieux pas à pas, à physiquement re-rentrer à l’intérieur des pièces, chacune d’elles étant comme une boîte à souvenirs: c’est de cette manière que j’ai agencé les chapitres du livre.

Cette histoire familiale faite de trous, de vides, appelait forcément la forme romanesque?

C’est le propre des migrants que de se réinventer, de réécrire leur propre histoire à l’aide de mythes. En l’occurrence, j’ai enquêté, et je me suis rendu compte que l’identité de mes grands-parents, de mon arrière-grand-mère, n’avait été qu’une suite de faux: des sobriquets, des surnoms, des identités falsifiées. Une vraie poupée russe. Ils ont toujours refusé les assignations identitaires, les déterminismes, parce que tous les étiquetages peuvent être dangereux -surtout à certains moments de l’Histoire. C’est la raison pour laquelle mon récit n’est pas un récit linéaire: il y a énormément de silences, de vides. Ma démarche n’était absolument pas celle d’une biographie classique, il y a des choses que je n’ai pas voulu savoir. Par exemple, comme ma grand-mère refusait absolument de dire son âge, je n’ai pas cherché à obtenir son extrait de naissance. Aujourd’hui je ne sais toujours pas quel âge elle avait quand elle est morte. J’ai voulu respecter cette pudeur-là. De toute façon, quelle importance?

Vous avez vécu coupés du monde. A tel point que, comme Christian Boltanski l’a dit à plusieurs reprises, vous auriez tous pu terminer à l’hôpital psychiatrique. Comment expliquer que vous soyez parvenus à en tirer une telle créativité individuellement?

Dès lors que mes grands-parents se sont retirés du monde, ils ont voulu en recréer un qui leur soit propre -il y a eu une démarche de création complète, au sens fort. C’était une démarche utopique. Mon père et mes oncles ont été retirés de l’école: ils n’ont pas été soumis à cette pression sociale très forte de l’école à la française, à la censure, aux carcans. La Rue-de-Grenelle était un lieu très libre: on n’y était pas jugé, et chacun de nous a pu développer des choses, hors du regard des autres. Alors est-ce que l’enfermement favorise la créativité, est-ce que l’imaginaire se développe plus facilement quand il n’est pas confronté au réel? Je n’ai pas de réponse, mais c’est une question que je pose dans le livre.

Vous êtes très présent dans les univers artistiques ou les écrits des uns et des autres. Comment ce roman a-t-il été reçu par les vôtres?

Je ne suis pas le premier à briser le tabou: ma grand-mère a écrit des romans en partie autobiographiques, mon père Luc des poèmes qui mobilisent des souvenirs personnels, et puis il y a tout le travail de Christian Boltanski, qui a complètement puisé dans notre histoire en cherchant à mêler le vrai et le faux. Les seules photos familiales que je connais sont par exemple dans ses oeuvres: il les a mêlées à d’autres clichés, anonymes, empruntés à n’importe qui. Enfant, je jouais avec lui au grenier, dans son atelier qui était déjà une installation en soi: il n’y avait pas de rupture entre mes jeux et son travail artistique -c’était un continuum, ça faisait partie de la vie de cette maison. Ce n’est qu’après que j’avais la surprise de voir ces objets qui m’étaient tellement familiers derrière des vitrines, dans des musées… Décidant d’écrire sur mes proches, ma démarche leur était donc familière. Je crois qu’ils ont pris le livre comme un roman -un roman vrai, mais où il s’agit de ma vérité, pas forcément de la leur. Ils m’ont reconnu cette liberté-là.

RENCONTRE Ysaline Parisis

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