Film à la beauté pure, Poetry, de Lee Changdong, charrie les émotions les plus intenses en même temps qu’il questionne notre rapport au monde, à travers le regard d’une élégante sexagénaire confrontée à l’indicible, ou pas. Un authentique chef-d’ouvre.

Par un curieux concours de rimes, le festival de Cannes aura été illuminé, à 12 mois d’intervalle, par 2 films tentant de relever une même gageure: traduire la poésie en images. Si Jane Campion s’attachait, dans Bright Star, à la personnalité de John Keats, Lee Changdong accompagne, pour sa part, dans Poetry, une sexagénaire que le désir d’écrire -enfin- un poème ouvre à une beauté dont l’on pourrait croire, par ailleurs, qu’elle a déserté le monde. A l’origine, en effet, d’un film ayant balayé la Croisette d’un souffle d’émotion profonde, un fait divers sordide, lorsqu’une collégienne avait été victime d’un viol collectif dans une petite ville coréenne. « Il y a eu beaucoup de cas semblables, mais cette affaire m’a profondément ému et m’a longtemps tourmenté, au point d’éprouver le besoin impérieux d’en parler, sans que je sache pour autant comment j’allais exprimer mes pensées à travers un film, expliquait l’auteur, rencontré dans la quiétude d’un jardin cannois. Après un temps de réflexion, j’ai eu le sentiment que je pourrais lier cette histoire à la poésie, tout en faisant du personnage principal la grand-mère du délinquant. En procédant de la sorte, l’intrigue devenait pratiquement automatique. »

Éthique et esthétique de la beauté

Dans une vie antérieure, Lee Changdong, qui occupa par ailleurs pendant 2 ans les fonctions de ministre coréen de la Culture et du Tourisme, a été écrivain. L’auteur, dont 2 nouvelles ont été publiées en français sous le titre de Nokcheon, était considéré comme l’un des romanciers les plus en vue de sa génération avant de se tourner vers le cinéma, au milieu des années 90, pour réaliser Green Fish, que suivront Peppermint Candy et Oasis, le film qui le fit connaître, Prix de la mise en scène à la Mostra de Venise en 2002. L’architecture de Poetry doit incontestablement à ces antécédents, qui balade le spectateur dans les méandres d’une histoire à l’agencement savant autant que fluide -qualité qui a valu au film le Prix du scénario cannois,

là où de nombreux observateurs lui promettaient de plus grands honneurs encore, mais c’est là un autre débat.

Modeste, et volontiers laconique, Lee Changdong évoque pour sa part « une proximité plus grande, sans doute, avec l’art de la poésie que mes collègues metteurs en scène. Je n’ai cependant pas seulement envisagé la poésie comme un genre littéraire: elle ouvre sur l’art, mais aussi sur quelque chose d’invisible, dont la valeur ne peut être calculée en termes monétaires.  » De ce postulat découle une perception éthique et esthétique à la fois de la beauté, que le cinéaste s’en va traquer jusque dans les recoins les plus anodins du quotidien -en quoi, d’ailleurs, sa démarche n’est pas sans évoquer celle d’un Hirokazu Kore-eda. « Pour moi, la clé du film réside dans la capacité à trouver la beauté cachée dans notre vie de tous les jours, explique-t-il. La poésie, ce n’est pas que la beauté d’une petite fleur; elle renvoie au monde et à la vie, et au fait que malgré la laideur à l’extérieur, il y a toujours quelque chose de très beau à l’intérieur. »

C’est là tout le parcours d’une femme dont l’innocence aura à subir les assauts de la violence du monde, générant un conflit intérieur que Lee Changdong explore à l’abri de toute facilité, pour amener son propos sur le terrain moral. A cet égard, et si la mort d’un enfant était déjà au c£ur de son opus précédent, le magnifique Secret Sunshine, le réalisateur a cette fois porté son attention sur les victimes et les bourreaux également. « Je voulais parler de la souffrance et du sentiment de culpabilité que vit le personnage central, dont le petit-fils est le bourreau. Mon intention était de décrire le lien entre notre vie de tous les jours et les questions d’ordre moral: si l’on n’a rien fait, on se croit à l’abri de la culpabilité et des problèmes. Mais à partir du moment où notre vie touche à la douleur d’autrui, tout devient intimement lié… » Ce que le film traduit limpidement, encore que sinueusement.

Cinéma et quête de sens

Lee Changdong cultive en effet le sens de l’ellipse, des détours et des non-dits, laissant au spectateur le soin de tracer lui aussi son chemin. A quoi il ajoute à l’occasion un penchant pour les paradoxes. La femme qui découvre le sens des choses en commençant à écrire des poèmes est aussi celle qui perd celui des mots, étant atteinte de la maladie d’Alzheimer. Quant au cinéaste qui vient d’enchanter l’horizon cannois d’un film en forme d’accomplissement esthétique majeur, on le surprend à professer, ayant revêtu les habits du pessimisme, le déclin irréversible de son art. « Nous vivons une époque où la poésie se meurt, constate-t-il, et je crains fort que le cinéma ne suive le même chemin. Un certain cinéma, celui que j’ai toujours aimé et que j’avais envie de voir comme de faire, est aujourd’hui à l’agonie. Faire passer ma vision est toujours plus difficile, parce que le public va de plus en plus au cinéma pour oublier sa réalité et la vie quotidienne. Ce genre de films est nécessaire, mais il en faut aussi qui traitent de la réalité. Dans un environnement dominé par des films que l’on oublie à peine sorti de la salle, je veux continuer à en faire qui remuent le spectateur en profondeur. »

Mieux qu’un v£u pieux, on y verra un début de réponse à la question soulevée par Lee Changdong dans sa note d’intention à Poetry: « Que signifie « faire un film » en ce temps où le cinéma est menacé? » Une quête de sens dont le résultat s’inscrit, lumineux et pénétrant, dans chaque plan de Poetry… jusque dans une bouleversante Chanson d’Agnès, poème écrit par Lee Changdong lui-même, et dont l’écho accompagne longtemps encore le spectateur: « Là-bas, c’est comment? »

Rencontre Jean-François Pluijgers, à Cannes

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