L’oubliée

Dans l’anthologie L’Envol, les éditions Atrabile ressuscitent les planches libres et mélancoliques de Kuniko Tsurita, pionnière du manga d’avant-garde décédée en 1985, à 37 ans, et tombée depuis dans l’oubli.

Dans les replis de l’Histoire se cachent souvent des nuances disparues, des chaînons manquants. Ainsi vont les choses pour les âmes écartées, celles situées du mauvais côté du récit officiel: les rejetées, les déchues, les presque célèbres, les presque célébrées… C’est pourquoi le nom de Kuniko Tsurita n’évoquera aujourd’hui plus grand-chose. « On peut dire que Tsurita a complètement été oubliée dans son pays d’origine », explique le traducteur Léopold Dahan, très impliqué dans l’édition de L’Envol. Elle est pourtant la première femme à avoir dessiné dans l’influente revue Garo (1964-2002), pilier des avant-gardes artistiques japonaises et terrain d’expression des Yoshihiro Tatsumi, Shigeru Mizuki ou autre Yoshiharu Tsuge. Mais « il n’est pas rare qu’elle soit « oubliée » de certains livres consacrés au magazine ». Et si Tsurita a été vaguement rééditée au Japon depuis son décès, cela ne s’est produit que de façon rare et confidentielle. Ou pour une mauvaise raison, dans un recueil de 2010 ( Flight, que reprend et augmente L’Envol) plutôt lancé pour surfer sur une remise en avant de Garo que pour honorer l’artiste, d’après Dahan.

L'oubliée

Ce manque de considération découle de celui qu’elle connaissait déjà en son temps, dans les années 60, au sein d’un milieu phallocentré qui ne verra les autrices s’emparer véritablement du médium qu’à la décennie suivante. Pour le traducteur, « elle fait partie des artistes précurseurs arrivés trop tôt pour que l’Histoire s’en souvienne ». Car dans les sixties nippones, Tsurita est une extraterrestre. À l’époque, les hommes peuvent dessiner pour tous les publics mais les femmes doivent suivre la voie codifiée de la « littérature féminine », ce que ne fait pas Tsurita. Et elle est probablement la première. « Elle utilisait le média comme un moyen d’expression personnel et d’expérimentation, sans considération pour les codes -ou en les ignorant à dessein-, attentes et conventions du milieu, précise Dahan. Mais c’est aussi ce côté inclassable qui l’a très vite ostracisée, et ce jusqu’au sein même de Garo, dont elle a pourtant longtemps été la seule collaboratrice. » Ainsi, Tsurita défrichait déjà des terrains expérimentaux avant l’heure (voir l’innovant Femme, 1966), deux ans avant le point de bascule historique qu’est La Vis de Tsuge, qui fera du médium un art reconnu et de Garo le laboratoire avant-gardiste qu’on retiendra. Sous cette nouvelle ligne éditoriale, le magazine aurait donc dû accueillir à bras ouverts les déconstructions arty de Tsurita, dans l’air du temps, mais c’est ironiquement à ce moment qu’elle commence à essuyer des refus. De toute évidence, elle n’était pas, ou plus, une priorité. Et s’est retrouvée dans l’ombre à l’heure exacte où elle aurait pu prendre la lumière.

On ne résumera pas ici tout le parcours de l’autrice, détaillé dans la postface de L’Envol, mais sa vie sera ensuite marquée par la difficulté d’exister artistiquement et, en 1973, par le triste diagnostic d’un lupus, qui l’emportera douze ans plus tard.

Journal de vol

Ouvrage le plus complet au monde sur l’autrice, L’Envol rassemble des histoires de 1965 à 1981, dont certaines impubliées à l’époque de leur création, et même un récit jamais réédité nulle part ( La Nuit…) que le traducteur est allé récupérer dans de vieux Garo. Foisonnante, l’anthologie a cependant le défaut de cette qualité: l’intérêt des histoires fluctue et leur ordre chronologique fait que la première moitié du livre ne vaut pas la seconde.

Malgré certaines belles pièces, une exploration intrépide des genres (SF, poésie, humour noir…) et une vive peinture de l’air du temps (marginalité, combats politiques, condition féminine ou d’artiste), on observera donc surtout les 300 premières pages pour leur intérêt historique, dans la mesure où elles rivalisent difficilement, à notre avis, avec la force de génies contemporains comme Yoshiharu Tsuge ou, au tournant 1970, d’un Shin’ichi Abe ( Un gentil garçon), dont le rayonnement a dû engendrer une cruelle concurrence pour l’autrice.

En revanche, une révolution se produit avec Ma femme est acrobate (1974), fruit d’une Tsurita sur le retour, en renaissance créative et aux capacités techniques rehaussées, malgré les poussées de lupus intempestives. Il est incompréhensible que les perles qui s’ensuivent soient tombées dans les limbes, tant l’artiste, à la voix unique, regorge de créativité et témoigne d’une bouleversante délicatesse, entre lyrisme crépusculaire, psychédélisme pop ou témoignages plus ou moins masqués sur la maladie. Elle propose aussi un traitement des genres et des sexualités novateur pour le médium, qui reste très actuel: « Tsurita est très probablement la première à traiter de l’homosexualité sans sexploitation mais simplement car le thème l’attirait, tout comme celui de la fluidité des genres, explique Léopold Dahan. Pour l’anecdote, le japonais ne connaissant ni le masculin ni le féminin, il est absolument impossible de trancher définitivement sur le sexe de la plupart de ses personnages, comme si elle cherchait volontairement à brouiller les pistes. Tous les choix relèvent donc de décisions de traduction personnelles. Quand c’était possible, j’ai cherché à garder l’indétermination du japonais, pour laisser à l’imagination des lecteurs le choix du sexe du protagoniste. » Entre toutes les histoires, on reste particulièrement marqué par Le Quotidien de Yûko et sa chambre d’hôpital cauchemardesque, où une tornade se cache sous les draps et l’extérieur montre l’apocalypse.

L'oubliée
© KUNIKO TSURITA EN 1970 KUNIKO TSURITA & NAOYUKI TAKAHASHI 2020

Kuniko Tsurita, trésor caché, verra peut-être sa redécouverte posthume aidée par ce beau recueil, à découvrir (assez spécifiquement) pour qui s’intéresse à l’Histoire du manga, des BD d’avant-garde ou des femmes dessinatrices. « On peut croiser les doigts pour un phénomène de réimportation au Japon, espère Dahan, comme c’est souvent le cas avec beaucoup d’oeuvres, qui n’ont les honneurs de la reconnaissance au Japon qu’une fois reconnues à l’étranger. Tatsumi est l’exemple type. » Il aura donc fallu, à travers les décennies et l’oubli, qu’autant d’années s’écoulent après la mort de l’autrice que de temps qu’elle a passé en vie.

L’Envol, de Kuniko Tsurita, éditions Atrabile, 496 pages.

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