APRÈS UNE SÉPARATION,ASGHAR FARHADI CONFIRME AVEC LE PASSÉ SON IMMENSE TALENT DE CINÉASTE CHEVILLÉ À L’HUMAIN ET À SES CONFLITS INTIMES.

Il a quitté, le temps d’un film, son Iran pour un Paris où s’est tourné Le Passé (lire critique page 30), digne successeur d’Une séparation,couronné de l’Ours d’Or du Festival de Berlin. A l’orée de la quarantaine, le natif d’Ispahan, diplômé en arts dramatiques et en mise en scène de l’Université de Téhéran, s’impose sans faire de bruit comme un des cinéastes leaders de sa génération. A l’heure où un Kiarostami donne parfois l’impression d’avoir épuisé son inspiration, à l’heure où un Jafar Panahi se trouve brutalement empêché d’exprimer la sienne, Asghar Farhadi incarne le meilleur d’un cinéma iranien (voir aussi La Fête du Feu, A propos d’Elly) puisant dans un réel inquiet, tourmenté, la matière d’une démarche où style et propos s’épousent de passionnante et bouleversante manière. Héritier tout à la fois de Rossellini (pour le néoréalisme, la réflexion sur la société) et… d’Hitchcock (pour son sens du suspense, son jeu avec les émotions du spectateur), l’homme à la courte barbe et au sourire discret est aussi un artiste éloquent lorsqu’il se livre aux questions d’un journaliste. L’autre jour, à Paris, ville qu’il retrouvait pour évoquer Le Passé après l’y avoir tourné, il était particulièrement disert, avec la complicité de la belle Massoumeh, sa traductrice de talent, transposant en français le persan du réalisateur. « Je préparais un autre film, raconte Farhadi, un film dont l’action devait initialement se passer en Allemagne mais que j’avais transposé en France. C’était un bon scénario, mais quelque chose faisait que je ne m’en sentais pas proche. Et puis le fait qu’on ait pu transposer l’histoire d’un pays à l’autre aussi facilement voulait dire que quelque chose n’allait pas. Quand j’ai eu l’idée du Passé, au contraire, je croyais dans toutes les situations, je pouvais arriver à les voir. Et j’ai mis l’autre projet de côté… »

Mots croisés

L’écriture est pour Asghar Farhadi quelque chose d’éminemment intuitif. « C’est un processus très long, commente le réalisateur. Il y a une première phase où j’évite tout ce qui est astuce d’écriture, de technique, pour juste laisser les idées venir à moi. Cela donne des notes très éparpillées, parfois contradictoires. Des notes que je remets en question constamment, dans le but d’en éliminer un maximum. Et puis je me retrouve avec tout ce que j’ai gardé, avec la nécessité d’organiser ces éléments dans une espèce de puzzle. Ce travail-là correspond beaucoup à la confection d’une grille de mots croisés. C’est de l’ordre d’une équation mathématique. Le processus devient, du coup, un peu plus conscient. J’essaie d’articuler chacun des éléments. C’est là où la structure, la charpente du film, apparaît. Une fois cette charpente construite, je reprends toute l’histoire et je pose des balises, des annonces de choses qui se passeront plus tard, ou alors des récurrences. C’est la phase finale. Je vous donne un exemple. Vers la fin du film, Ahmad demande à Marie si Lucie savait qu’il viendrait à Paris. « Mais comment aurait-elle pu le savoir? », répond Marie. « Peut-être qu’elle lit tes mails », dit Ahmad… Une fois que j’ai écrit ça, je retourne au début du film et j’y mets la scène où Lucie est dans sa chambre, Ahmad frappe à sa porte et Lucie n’est pas surprise, elle sait que c’est lui. C’est une réécriture finale où je pose ainsi des indices… En fait, quand j’écris un scénario, quel qu’il soit, je suis intimement persuadé que j’écris un thriller. Avec une intrigue, une vérité cachée et toute une série de suppositions qui l’entourent. Le spectateur croit tenir la bonne piste… et à ce moment-là en apparaît une autre. C’est la conception même d’un film à suspense. »

Chaque personnage des films de Farhadi reçoit sa chance, aucun n’est condamné d’avance ou présenté sous un jour réducteur. « Bien sûr, il y a des personnages que je préfère, déclare le cinéaste, mais je suis extrêmement vigilant, à toutes les étapes du film -de l’écriture au montage en passant par le casting et la mise en scène-, à ne pas les mettre en avant. J’ai horreur des films manichéens, où le bon est d’un côté et le mauvais de l’autre. Ma conviction est la même dans la vraie vie. Mais c’est difficile de mettre ça en oeuvre au cinéma. Un plan mal fait, une réplique mal écrite, et vous pouvez casser cet équilibre… Une écrasante majorité des films habituent le spectateur à regarder la lutte du bien et du mal. Mon devoir d’auteur et de réalisateur est d’aimer autant chacun de mes personnages. Pour moi, la tragédie moderne, c’est un conflit entre le bien et le bien. Pas entre le bien et le mal! » Et d’expliquer « qu’une scène entre deux personnages où il apparaît clairement que l’un a raison et l’autre tort doit être réécrite« . « C’est si facile, au cinéma de privilégier le point de vue d’un personnage, explique Asghar Farhadi, il suffit de rapprocher de plus en plus la caméra de lui. J’essaie donc d’être toujours à équidistance de tous mes personnages. »

Le bénéfice du doute

Mais comment faire des films où le doute est permanent alors que le travail même du réalisateur est d’opérer des choix, continuellement? « Je crois que tout cinéaste travaille en permanence avec le doute, répond notre interlocuteur. Dès que vous choisissez un acteur, vous vous demandez si un autre n’aurait pas été meilleur, dès que vous choisissez un plan rapproché, vous vous demandez si vous n’auriez pas plutôt dû faire un plan large. L’orgueil nous pousse à affirmer qu’il n’y avait pas d’autre choix. Et comme on ne garde aucune trace des alternatives possibles, on peut rester sur cette position sans risque d’être contredit! » Un grand sourire illumine le visage d’un Farhadi lucide mais capable de s’amuser des paradoxes que le réel lui impose. Et des interrogations perpétuelles qui l’animent lui et ses films. « Est-ce que connaître la vérité nous apporte plus de sérénité? Est-ce qu’une explication arrange quoi que ce soit à ce qui a été dit ou fait? » Le cinéaste ne se fait guère d’illusion, « après avoir connu une période idéaliste où je pensais que tout le monde avait ses raisons« . « Je pense que certains actes ne peuvent être justifiés. C’est pourquoi j’ai décidé de ne mettre en scène, dans mes films, que des gens bons et honnêtes. Ce qui laisse bien sûr une certaine amertume, puisqu’aucun ne triomphe. Mais tout échec est passionnant…  »

Ailleurs

« Si j’avais tourné Le Passé à Téhéran, explique le cinéaste, cela n’aurait rien changé à ma méthode de travail. Cela n’aurait rien changé non plus aux affects dont font preuve les personnages. Les différences se seraient situées dans les nuances. Car les personnages étant français, ils ont des traits de caractère qui les distinguent de personnages iraniens. La langue persane est une langue plus allusive, plus indirecte. Les personnages français expriment leurs attentes sans ambages. » Quand il fut annoncé qu’il allait faire un film hors d’Iran, dans une autre culture et avec des comédiens dont il ne parle pas la langue, l’entourage d’Asghar Farhadi le mit en garde. D’autres cinéastes iraniens, et non des moindres, s’y étaient cassé les dents… « On m’a dit que je prenais un grand risque, sourit le réalisateur du Passé, mais c’est justement le risque qui m’intéresse, qui me pousse à créer! Mon nouveau film n’est pas fondamentalement différent des précédents. C’est toujours un cinéma qui se veut tout à la fois provocateur d’émotion et de réflexion, qui fait ressentir profondément les choses et invite le spectateur à penser, évaluer, ce qu’il a vu. Chaque cinéaste est responsable de la relation qu’il a choisi d’établir avec le spectateur. Je lui propose l’affect et l’intellect. Je ne crains pas les émotions. Mais je ne veux pas pour autant que la raison soit laissée de côté. »

RENCONTRE LOUIS DANVERS, À PARIS

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