L’ironie du sort

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Attendu depuis presque sept ans, À la merci du désir, l’ultime tome des « mémoires fictifs » de Frederick Exley débarque dans les librairies francophones, les hordes de fans trépignent en choeur. Retour sur le parcours d’un Maverick de la littérature américaine.

Tout avait débuté en 2011. Les bénies éditions Monsieur Toussaint Louverture exhumaient le culte Le Dernier Stade de la soif ( A Fan’s Notes en VO). Avant cela, peu, voire absolument personne dans le PLF (le Paysage Littéraire Francophone…) n’avait ne serait-ce qu’entendu parler de Frederick Earl Exley. Il publie pourtant son mémorable premier livre en 1968. Maverick des lettres US, Exley affiche un parcours atypique: sportif renommé de la petite bourgade de Watertown (New York) où il est né, il excelle en basket et, surtout, en football américain. Victime d’un accident de voiture, il ne passera jamais pro. Il débute alors une carrière plus que prometteuse de buveur invétéré…

À l’université de Californie du Sud, il côtoie Frank Gifford, joueur de foot américain surdoué, bientôt membre des Giants de New York. Ce dernier ne le sait pas encore, mais il va aussi devenir l’obsession d’Exley, et l’un des futurs personnages majeurs de son premier roman. Entre-temps, Exley se lance dans la vie professionnelle, avec un succès tout relatif.

Le jeune Frederick est un garçon tourmenté. Un temps écrasé par l’image de feu-son père, lui aussi ancien athlète, et véritable légende de Watertown, il est sans cesse déchiré entre ses rêves de gloire littéraire, et un penchant autodestructeur incontrôlable. Diagnostiqué schizophrène, il sera interné en hôpital psychiatrique à plusieurs reprises.

Dans l’un d’eux, il débute l’écriture du Dernier stade de la soif (1968). Son père ce héros, Gifford et les Giants donc… Exley a beau jurer qu’il ne s’agit là que de fiction, tout y est! Les premiers chiffres de vente ne sont pas mirobolants, mais l’accueil critique est enthousiaste. Dans sa préface du fameux Demande à la poussière, Charles Bukowski dit de John Fante:  » Voilà enfin un homme qui n’a pas peur de l’émotion. » L’affirmation irait comme un gant à Exley, du reste souvent comparé à ces deux-là. Le pauvre « Ex » est, lui aussi, doté de cette propension à tout faire foirer. Aussi, ses écrits, pareils à des confessions vaporeuses, ne nous épargnent rien: de la marque de sa machine à écrire (une Smith-Corona), au nombre de double vodkas-pamplemousse qu’il s’enfile, en passant bien sûr par ses passages à l’asile et autres échecs cuisants (dont deux divorces).

L'ironie du sort

Beautiful Loser et poète maudit, tout ce que vous voudrez… Il ne fut pas épargné par les honneurs pour autant: finaliste du National Book Award, Le Dernier Stade de la soif remportera le William Faulkner Award du meilleur premier roman. À part Nick Hornby avec Carton rouge, il est vrai qu’on aura rarement aussi bien décrit la passion dévorante pour un club, un sport.

Pourtant, Exley déteste son livre. Adepte de méta-littérature , il en parlera dans les deux suivants:  » Si l’on n’est pas écrivain, il est difficile de comprendre avec quelle passion profonde on peut haïr sa propre création. »

Dans À l’épreuve de la faim ( Notes from a Cold Island, 1975, paru en version française en 2013), Exley n’a pas changé. Il écume ad nauseam les mêmes bars new-yorkais, et on se délecte à nouveau de cette prose alerte et permissive, qu’il balance les tripes à l’air. L’accueil critique est moins bon -l’effet de surprise est passé. Moins marquant, c’est vrai, Exley y dévoile de nouveaux personnages, et après Gifford, il s’épanche cette fois beaucoup (trop?) sur un autre de ses héros, le grand critique littéraire Edmund Wilson. On l’y observe surtout se débattre, encore et toujours, dans l’envers de ce satané rêve américain.

Toujours accro à la vodka, il décroche tout de même quelques postes prestigieux d’enseignant, pige pour Playboy ou Rolling Stone, et finit par produire son ultime volume en 1988, avant de disparaître en 1992 d’une attaque cardiaque.

Retrouvailles déchaînées

Lire aujourd’hui ce dernier tome, c’est comme entrer dans un bar et tomber sur un vieux pote perdu de vue depuis des lustres (pour finir par se jeter dans ses bras). Dans À la merci du désir ( Last Notes from home, 1986), « Ex » enterre son frère, Will, colonel de son état. Entre voyage mouvementé et vie en semi-captivité à Hawaï, on retrouve un Exley plus cynique, plus drôle aussi.

 » Foisonnant« , nous dit l’éditeur en quatrième de couv’. C’est tout à fait ça; on ajoutera qu' »Ex » comble ici les trous laissés béants dans les deux livres précédents; tel un exégète de série télé, on se prend à compléter la timeline, le puzzle de sa vie.

Plus construit, il semble paradoxalement le plus fou des trois. Avec cet Exley unchained, on doute (encore plus) de la véracité des propos -voir la liste indécemment longue de ses conquêtes féminines…

Pas de tirets d’incise cette fois -pourtant une des marques de fabrique d’Exley, diantre! Reste son style ardent: les phrases roulent comme les vagues sur Waikiki Beach, et à travers digressions et flash-back à foison, il multiplie, une dernière fois, les longues tirades virtuoses et inspirées.

Le bouquin refermé, on réalise qu’avec cette trilogie, c’est tout un pan de l’Histoire des États-Unis d’Amérique qui défile à travers ce regard acéré. Qu’aurait-il dit de Donald Trump?

Cet ultime tome se clôt sur un final extatique dont le sublime Surf’s up des Beach Boys (composé par le non moins torturé Brian Wilson) constituerait la parfaite bande-son. On quitte alors, médusé, un Exley revenu de tout, faisant face aux déferlantes hawaïennes affublé d’un polo  » orné d’un casque des Giants à l’emplacement normal du crocodile« . Enfin en paix avec l’Amérique et ses démons?

À la merci du désir, de Frederick Exley, éditions Monsieur Toussaint Louverture, traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-Charles Khalifa, 448 pages.

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