« Voir un film sur un mec qui réussit, je m’en fous, cela ne m’intéresse pas »
Cinéaste à l’univers éminemment singulier, Samuel Benchetrit signe, avec Chien, une fable absurde au sous-texte politique… mordant.
Adepte résolu des chemins de traverse, Samuel Benchetrit s’est imposé, depuis une quinzaine d’années, comme l’une des voix les plus singulières du cinéma français. Ainsi, aujourd’hui, de Chien, son sixième long métrage, l’histoire d’un homme -Vincent Macaigne, épatant- qui, confronté à la déshumanisation consécutive à son déclin social, va se métamorphoser en chien; proposition envisagée littéralement, ce qui situe le caractère absurde, mais pas seulement, de l’affaire, par ailleurs récompensée du Bayard d’or lors du dernier festival de Namur, où l’on rencontrait le réalisateur et romancier.
Cocaïne vs. pétard
À l’instar d’ Asphalte, son précédent film inspiré de ses Chroniques de l’asphalte, Chien est adapté de l’un des romans de Benchetrit. Non, pour autant, que ce dernier considère littérature et cinéma comme étroitement imbriqués: « Au contraire, au moment de l’écriture, je ne pense pas du tout au cinéma, je suis dans une intimité différente, même si mes bouquins ont un truc assez imagé. Quand j’étais petit, je voulais tourner des films. La littérature est venue en attendant ou parce que je n’arrivais pas à en faire. J’ai écrit des textes, ils ont été publiés, les livres ont un peu marché, et j’ai aussi vécu grâce à ça, mais cela reste vraiment un rapport à l’intime. Après, un film, c’est comme de la drogue: le cinéma, c’est de la cocaïne, une explosion, tellement il y a des gens, du monde; alors que la littérature, c’est un pétard: j’ai affaire à une personne, mon éditeur, je ne sais pas où je pars, si j’écris une nouvelle ou un livre de 400 pages. Je n’ai pas de comptes à rendre, ça ne coûte pas cher. Au cinéma, la moindre première page, il faut la maîtriser tout de suite, et que cela rentre dans un code. »
Voire, toutefois: sans pouvoir se soustraire aux contraintes de fabrication ni de coût (encore qu’il s’en tienne à un devis, modeste, d’un million d’euros environ par film), son cinéma semble n’aspirer à rien d’autre qu’à se jouer des codes justement -narratifs en particulier. Chien, par exemple, dont le héros, viré par son épouse au prétexte d’une allergie cutanée à son endroit (!), va entamer, sans esquisser le moindre geste de résistance, sa dégringolade sociale; une entreprise de broyage systématique balisée d’humiliations à répétition, au point qu’il préférera bientôt la condition de chien au fait d’être traité comme tel. « J’ai fait une dépression, et en sortant de cet état où j’étais complètement éjecté du mouvement du monde, pendant quelques mois, je n’ai vraiment pas regardé les gens et mon environnement de la même façon. Je trouvais tout ce que j’entreprenais absurde -même conduire ma fille à l’école, je ne comprenais pas le mécanisme. Et je n’avais plus de désir ni d’envie, mais pas non plus d’ambition: je ne voyais pas le sens des choses. J’avais déjà éprouvé cela dans d’autres états, en étant très amoureux par exemple, et j’ai imaginé un personnage qui serait tout le temps dans ces états extrêmes. Et qui, alors qu’on nous demande d’avoir toujoursplus, de posséder plus, d’être plus plus plus plus, se dirait: je n’en ai pas besoin, je n’ai pas envie… »
Campé par Vincent Macaigne avec le sens du décalage qu’on lui connaît – « Je n’avais pas pensé à Vincent du tout, au départ je cherchais même quelqu’un de plus normal, mon père, quoi: un mec ne s’étant pas posé toutes ces questions »-, le personnage de Jacques Blanchot vient confirmer l’ancrage de l’oeuvre de Benchetrit du côté des losers, ou présumés tels. « Cela m’amuse plus. Voir un film sur un mec qui réussit, je m’en fous, cela ne m’intéresse pas. Mais à chaque fois ce sont des losers à qui il arrive des choses, merveilleuses ou pas: dans Asphalte , il allait vers le haut, vers la rencontre, et dans Chien , il va vers la séparation. J’aime bien ça, en effet, je ne fais pas un cinéma bourgeois, je ne parle pas de gens qui ont des problèmes d’héritage. »
Partant, si son absolue passivité peut assurément désarçonner -Benchetrit raconte la répulsion éprouvée par certains spectateurs-, elle n’est pas étrangère à la force subversive du film. « Dans tout ce que j’ai fait jusqu’à présent, en livre, au théâtre ou au cinéma, il y avait une part de social, de politique. Et dans Chien aussi. Il y a un terme qui revient en France, qui est celui d' »Insoumis ». Et peut-être que Jacques, c’est ça, c’est un peu un insoumis. En tout cas, il n’est pas dans les codes. Il est déstabilisant, et cela en fait quelqu’un qui révolutionne, quelle que soit la façon dont il déstabilise. C’est un révolutionnaire à sa façon, sa révolte est pacifique… »
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