ELLE A TRAVAILLÉ AVEC GHINZU, MONTEVIDEO, DES MASSES DE JAZZMEN ET AUJOURD’HUI SOLEDAD. FEMME AU ROYAUME DES MECS, CHRISTINE VERSCHORREN ENREGISTRE, MIXE ET PRODUIT CONTRE LA RIGIDITÉ DES GENRES ET DU MONDE.
A l’été 2008, dans un petit studio du nord de Bruxelles, Ghinzu met en place l’une des dernières sessions de Mirror Mirror. La soirée se traîne, les bières s’échauffent sur les amplis, de longues impros au clavier cherchent à rejoindre le mille-feuilles d’une chanson. Une femme, impassible derrière la console, recueille patiemment la sueur numérique, le temps s’arrête pour cette collectionneuse longue distance d’émotions sonores, productrice dans le civil. » J’avais fait la fin du premier album de Ghinzu, je l’avais également mixé, tout comme le deuxième, que j’avais enregistré et produit. Là, pour le troisième disque ensemble, j’avais succédé à Dimitri Tikovoi avec lequel le groupe s’était un peu trouvé dans une impasse. J’aime la possibilité de mettre plein de micros, de privilégier l’intuitif, d’être dans l’instant, que les morceaux aient beaucoup d’histoires, d’éléments cachés dans la matière. Dans un titre de Ghinzu qui campait un récit cool au bord d’une piscine, on avait rajouté des lignes de morse disant le contraire du décor: que cela n’allait pas du tout… » Gamine, Christine est danseuse et rêve de chorégraphies: fin de partie quand elle se casse le coude en dérapant sur une peau de concombre (…), la musique sera désormais son karma. Fille d’une famille » très à gauche » où la musique compte , elle grandit à Waterloo puis Bruxelles, découvre le catalogue Crammed à 11 ans, New York à 14 et part de la maison à 15. Précoce, elle n’a qu’un peu plus de 21 ans lorsque, diplômée en son de l’INSAS, elle se retrouve assistante sur le premier album de Zap Mama. Depuis lors, elle a enregistré, mixé, produit en son nom une centaine d’artistes.
Monde invisible
Quatre ans après la soirée Ghinzu, Christine reçoit chez elle, avenue du Silence (…). Ces temps-ci, Ghinzu répète des nouveaux morceaux et elle » doit bientôt voir John » peut-être pour une quatrième collaboration . Peut-être pas. Produire un artiste, l’enregistrer ou le mixer -elle opère souvent sur les trois-, c’est d’abord être désirée par autrui, vivre une expérience in vitro dans un studio le plus souvent sans fenêtre sur l’extérieur. Et ce n’est pas qu’une métaphore amniotique. » Quand j’écoute certaines maquettes, je peux savoir que certains musiciens ne s’entendent pas entre eux, le son le dit… J’aime le monde de l’invisible et le son est un medium qui permet de voyager dans certains espaces, de passer le temps. Pour toucher les gens, tu dois rentrer dans leur monde intérieur, le son le permet. » Crise de nerfs ou économique , l’heure est aux restrictions: » Ces derniers temps, les disques se font avec moins de temps, les producteurs anglais et américains souffrent aussi de cette situation et baissent leur prix. » Si l’argent entre logiquement en ligne de compte pour cette mère d’un enfant – « je ne travaille jamais gratuitement, mais quand je fais un projet, c’est à fond »-, ce n’est certainement pas le mobile majeur d’une position féminine longtemps tenue dans un milieu hyper mâle. » Quand j’ai commencé, j’étais pratiquement la seule à Bruxelles: les musiciens rentraient dans le studio et demandaient où était l’ingénieur du son. Certains partaient aussitôt (rires) . Je me souviens de Vladimir Cosma (célébrissime compositeur de B.O. de films, ndlr), qui travaille dans ce milieu depuis des dizaines d’années, il n’en revenait simplement pas de voir une femme aux manettes (rires). »
Salir le digital
Septembre 2012, au Dada de Schaerbeek, Christine enregistre les voix d’une inconnue en nos bataillons, Philine, blonde minouche qui autoproduit son projet chanson. Une heure file sur le même titre où il est question de régime et de carambar… Christine annote chaque prise, coche les instants réussis, les commente, les dissèque, renvoie Philine au charbon vocal. De la chirurgie sans anesthésiant. Bottes de cosaque, robe à motif géométrique sixties, Christine trône sur un gros ballon bleu: » J’étais enceinte de mon fils et je n’en pouvais plus d’être sur une chaise toute la journée, j’ai vu An Pierlé sur cet engin, j’ai essayé et trouvé la chose géniale. » Une nouvelle prise, une troisième, une septième, de la discipline pour plus de liberté: » En musique, on rencontre des âmes libres, des âmes qui cherchent, qui ne sont pas dans la rigidité du monde. C’est toujours fascinant de capter ça, les douleurs et les bons côtés, c’est intense. Produire un disque comporte toujours une part de coaching psychologique, l’expérience venant, tu connais l’énergie des studios, tu te fais mieux comprendre, une confiance s’installe: il faut que les gens avec lesquels tu formes alors une association soient totalement à l’aise. » Pas de flingue en studio (à la Phil Spector) pour Verschorren qui cite ses favoris en la personne de Nigel Godrich et de Tchad Blake. Le premier est devenu mondialement célèbre pour sa collaboration au long cours avec Radiohead, le second a produit Peter Gabriel, Tom Waits ou Costello. Ils ont en commun avec Christine une verve d’expérimentateur, de mixeur d’époques sonores: » A la base, j’aime l’enregistrement analogique et mélanger le digital avec des choses très sales (sic) : sur les disques de Kris Dane (ex-dEUS des débuts, ex-Ghinzu, ndlr) , j’en suis au troisième, j’ai travaillé sur une vieille table de l’ICP, un truc vintage à 17 entrées, toujours à la recherche de matière. Il faut apprendre à détourner le digital. Le son amène tout de suite dans l’invisible et c’est cela qui me guide. »
RENCONTRE PHILIPPE CORNET
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