DE GRANDES ET TERRIBLES QUESTIONS HANTENT LE SUBLIME ET DÉRANGEANT ELENA D’ANDREÏ ZVYAGINTSEV. UN CHEF- D’OUVRE GLAÇANT, SUR LA PERTE D’HUMANITÉ.

Crime et châtiment est un des livres les plus importants jamais écrits par un romancier russe. Elena, c’est le crime… sans le châtiment. Un film tout à la fois très beau et terrifiant, racontant une histoire de crise familiale et de man£uvres autour d’un héritage ( lire la critique page 30), mais scrutant par ce biais une humanité qui semble se hâter vers sa perte. Son réalisateur, Andreï Zvyagintsev, auteur déjà du magnifique Le Retour, nous en explique la genèse et les graves interrogations.

Quel a été le point de départ d’ Elena?

Une lettre d’un producteur, reçue en 2009, et qui me proposait de participer à un projet de film dont le sujet serait l’Apocalypse. Mais pas de celles qu’on voit dans les films catastrophes. Une apocalypse intérieure, se déroulant à l’intérieur de l’être humain. Bien sûr, écrire le scénario ne fut pas facile. Il a fallu chercher. Chercher, chercher, chercher (1)… Au départ, nous n’avions pas d’idée, mon coscénariste Oleg Negin et moi. Nous savions juste que nous ne voulions pas partir d’une histoire vraie, mais créer une histoire qui pourrait être vraie. Puis un soir, Oleg m’a téléphoné en me disant qu’il avait trouvé. Son propre père venait de mourir, et ce père s’était récemment remarié, et avait eu un nouvel enfant. D’un événement tragique -la mort d’un père-, nous avons fait la matrice d’une histoire où j’ai ensuite utilisé mes propres expériences de vie, des choses qui n’avaient rien à voir avec Oleg.

Le ton d’ Elena, son propos, affichent une noirceur, un pessimisme, très impressionnants…

Je ne veux pas imposer une vision pessimiste. Je souhaite développer un point de vue critique, extrêmement critique même, sur le monde et sur une société russe où je montre des classes sociales différentes, qui ne sont pas en lutte l’une contre l’autre car ce n’est pas le sujet. Le sujet c’est la perte de sens, la chute morale, en particulier à travers le personnage d’Elena. Nous avons un dicton très connu, en Russie, affirmant que  » Le Bien l’emporte sur le Mal« . Moi-même, aujourd’hui, j’hésite quant à la signification profonde de ces mots…

Woody Allen nous a un jour répondu, alors qu’on s’étonnait de ses déclarations très sombres sur l’état du monde:  » Où voyez-vous des raisons d’être optimiste? » Pourriez-vous dire la même chose?

Je comprends Woody Allen. Et j’aime énormément un film comme Match Point, qui tourne aussi autour d’une question d’intérêt matériel et dont le personnage principal est comme Elena: il commet des actes terribles sans en souffrir les conséquences. L’interrogation morale est la même, dans son film comme dans le mien. L’inquiétude morale, aussi… Quant au monde, il suffit de le regarder…

Woody Allen s’inspirait lui-même, dans Match Point, de la tradition littéraire russe, celle de Dostoïevski et du roman à dimension morale. Vous sentez-vous lié vous-même à cette tradition?

Dostoïevski punissait Raskolnikov dans Crime et châtiment. Au XIXe siècle, il était possible de penser qu’on peut prendre conscience des erreurs, voire des crimes, que l’on a commis. Et même s’en repentir. Les temps ont changé, certains espoirs ne peuvent plus être formulés comme ils l’étaient dans cette tradition que j’aime, mais que l’évolution des choses a transformé en illusions.

Certains artistes russes, également critiques de la société, font montre de nostalgie envers l’ancien régime impérial, et regrettent aussi les temps où la religion imposait ses valeurs. Qu’en est-il pour vous?

A l’ordre impérial avait succédé l’ordre communiste. La chute de ce dernier, l’avènement de la liberté et du libre marché, ont pris au dépourvu une population qui ne savait pas quoi en faire, une population qui n’avait jamais connu qu’un ordre imposé d’en haut, et l’absence de liberté. Dans ce contexte, où chacun devait se poser des questions, se demander quelle place il souhaite occuper dans la société, les valeurs humaines ne pouvaient que changer. Ce sont ces valeurs, pas les valeurs spirituelles, qui m’importent. L’argent est devenu aujourd’hui la seule chose qui compte vraiment. Il n’y a plus de confiance. C’est chacun pour soi. Il est donc normal qu’il y ait une nostalgie chez ceux qui aspirent encore à être justes, ou solidaires. Mais ce n’est pas, pour moi, la nostalgie d’un régime particulier. Ni d’une religion.

(1) CES MOTS DITS EN FRANÇAIS, ZVYAGINTSEV S’EXPRIMANT PAR AILLEURS UNIQUEMENT EN RUSSE.

RENCONTRE LOUIS DANVERS

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