ÉTAT D’IVRESSE – PIERRE SCHOELLER SONDE LA CHOSE POLITIQUE AVEC UNE PUISSANCE CINÉMATOGRAPHIQUE QUASI HALLUCINÉE DANS UN FILM QUI DONNE LE TOURNIS.

DE PIERRE SCHOELLER. AVEC OLIVIER GOURMET, MICHEL BLANC, ZABOU BREITMAN. 1 H 52. SORTIE: 02/11.

Et nous serons des tigres affamés dans la nuit noire. » En ouverture, la scène affole: entourée d’hommes encagoulés, une femme nue, hautement désirable, s’avance sur le tapis d’un bureau somptueusement décoré puis s’engouffre dans la gueule grande ouverte d’un croco. De ce rêve puissant, Bertrand Saint-Jean, ministre des transports français, se réveille avec une turgescence prononcée sous les draps. Mais déjà le devoir l’appelle: un grave accident de car dans les Ardennes le projette sur les lieux d’un drame éprouvant, où il s’agit pour lui d’incarner la parole publique. En quelques minutes à peine, tout est dit: entre le fantasme et l’action, il y a un monde, en effet, que le film de Pierre Schoeller ( lire soninterview page 12) s’attache bientôt à dépeindre de la plus saisissante des façons.

Plongeant au c£ur d’un quotidien exigeant un investissement total, L’Exercice de l’Etat capte le travail du ministre et de ses collaborateurs sur le mode d’une intensité digne d’un thriller, qui transpire notamment des nombreuses joutes verbales émaillant le film. Déversée en flots quasi hallucinés, c’est la parole qui définit l’action politique, et les hommes de pouvoir, acrobates du verbe, la manient, devant la caméra du Français, avec une agilité réminiscente d’un Feydeau. De l’excès naît la drôlerie -voir des codes de langage qui font très cour d’école (« PR » pour Président, par exemple)-, et L’Exercice de l’Etat ne manque pas, en ce sens, d’un certain humour vache, même si le véritable enjeu est ailleurs. Dans une iconographie d’une force rare, notamment.

Gueule de bois

Pendant des années, Pierre Schoeller a compilé dans un carnet des découpes d’articles, des portraits issus de la presse, qui inspirent aujourd’hui, parfois au détail près, des plans entiers de son film. C’est le cliché d’une réunion de travail à l’Elysée entre Nicolas Sarkozy et ses collaborateurs qui définit la scénographie de tel moment-clé. Ou la photo d’un Philippe Séguin éclatant littéralement de rire qui lui intime d’insuffler à ses personnages, fictifs, une énergie humaine quasiment shakespearienne. Et le réalisateur d’inscrire tout son travail dans ce double mouvement: récolter dans le réel les germes de cette dimension résolument fantasmatique qu’il lui importe de suggérer. Jusque dans cette scène de la femme nue et du crocodile qu’il va puiser dans une image d’Helmut Newton, photographiant un ballet de Pina Bausch, et qui détermine la nature profondément pulsionnelle du film.

S’appuyant sur une mise en scène rigoureuse, rehaussée d’une paire de séquences à l’onirisme proprement envoûtant, Pierre Schoeller fait ainsi la démonstration que l’on peut se fendre d’un film à contenu tout en restant terriblement excitant cinématographiquement parlant: L’Exercice de l’Etat est passionnant de bout en bout. Devant sa caméra, la chose politique est un démon qui habite les hommes, et menace de les dévorer de l’intérieur. Ou quand l’ivresse du pouvoir a un sérieux goût de gueule de bois. Magistral.

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NICOLAS CLÉMENT

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