ACTEUR FÉTICHE DE LARS VON TRIER, LE FRINGANT SEXAGÉNAIRE SUÉDOIS STELLAN SKARSGåRD POURSUIT SON FASCINANT PARCOURS SCHIZOPHRÈNE, LOUVOYANT AVEC CLASSE ET PANACHE ENTRE FILMS D’AUTEURS EUROPÉENS ET BLOCKBUSTERS HOLLYWOODIENS. SANS VÉRITABLE PLAN DE CARRIÈRE NI, SURTOUT, LANGUE DE BOIS. UN BON CLIENT EN INTERVIEW, DONC…

C’est ce que l’on appelle une personnalité hors norme. Un exemple parmi d’autres? A 64 ans, Stellan Skarsgård a huit enfants. Le plus jeune, Kolbjörn, a 4 ans. Le plus âgé, Alexander, rendu célèbre par son rôle de vampire dans la série HBO True Blood, en a… 39. Une vocation de « family man » qui pourrait largement l’occuper à temps plein. Sauf que, ces 40 dernières années, ce natif hippie-bohème de Göteborg a fait l’acteur dans plus d’une centaine (!) de films des deux côtés de l’Atlantique.

Star en Suède dès l’adolescence grâce à une série télé locale, comédien de cinéma parmi les plus populaires de son pays dans les années 70 et 80, Skarsgård travaille alors au théâtre sous la direction des plus grands metteurs en scène scandinaves, dont un certain Ingmar Bergman. De 1996 et Breaking the Waves, où il incarne l’époux paralysé d’Emily Watson, à 2013 et Nymphomaniac, où il campe le singulier confident de Charlotte Gainsbourg, il a joué en tout dans cinq longs métrages de Lars von Trier, pour lequel il tourne également dans la série L’Hôpital et ses fantômes, ce qui en fait le comédien d’élection du plus imprévisible des réalisateurs nordiques. Coutumier du cinéma d’auteur européen -il apparaît aussi bien chez Sven Nykvist que chez Hans Petter Moland et sera du prochain film de Volker Schlöndorff-, il mène en parallèle depuis plus de 30 ans une boulimique carrière américaine qui le conduit chez John McTiernan (The Hunt for Red October), Gus Van Sant (Good Will Hunting), Steven Spielberg (Amistad), Gore Verbinski (Pirates of the Caribbean), David Fincher (The Girl with the Dragon Tattoo) ou, plus récemment encore, au coeur même de franchises super-héroïques aussi maousses que Thor ou The Avengers

Dans Our Kind of Traitor, nouvelle adaptation de John le Carré, vous êtes russe et dénudé: deux tendances lourdes de votre imposante filmographie…

Mais oui! Quand j’ai commencé à jouer dans des films américains, au milieu des années 80, c’était encore la guerre froide et on me proposait des rôles de bad guy à l’accent russe à la pelle. Ensuite ça s’est un peu calmé mais gageons que le contexte géopolitique actuel devrait favoriser le retour de la chose (sourire). Quant à la question de la nudité, je n’ai jamais eu de problème avec cela, c’est un fait. Il n’y a aucune raison: je suis né à poil, après tout. Il y a quelques années, mon fils Alexander est passé dans le talk-show de Conan O’Brien, qui voulait savoir s’il était à l’aise avec l’idée de s’exhiber dans la série True Blood. Il a répondu: « Tout à fait. Quand j’étais gamin, déjà, mon père ne portait jamais de pantalon. Il avait même pour habitude de cuisiner complètement nu. » Alors Conan a demandé si ce n’était pas un peu dangereux comme pratique. Alexander a rétorqué que non, que j’en avais une petite. J’étais très fier, croyez-moi.

Le film de Susanna White brasse des thèmes très actuels comme la corruption politique ou la faillite morale des États. Enfant, il paraît que vous vouliez devenir diplomate…

Oui, c’est vrai, j’en rêvais. Avec le recul, je ne suis pas certain que j’aurais fait un bon diplomate, ceci dit: je ne peux pas m’empêcher de dire tout ce que je pense, et ce n’est pas toujours profitable dans ce genre de fonction. Quand j’étais gosse, il y avait ce diplomate suédois qui était secrétaire général des Nations Unies, Dag Hammarskjöld. Il voyageait beaucoup, a oeuvré pour la paix au Congo au début des années 60 avant de mourir dans des circonstances assez troubles… Il incarnait un certain idéal et m’a beaucoup inspiré. Plus tard, j’ai réalisé que la plupart des diplomates n’étaient en fait que de simples porte-voix au service de leur gouvernement. Je pense que j’aurais tout bêtement été trop honnête pour ce job.

Et pourquoi avoir opté pour le métier d’acteur, en définitive?

Ça n’a jamais été une décision consciente. Adolescent, j’ai commencé à jouer un peu par hasard. J’ai aimé ça donc j’ai continué. Dans mon esprit, il était clair que j’arrêterais quand j’en aurais marre. Il se trouve que ce n’est pas encore arrivé. Mais étrangement, j’entends encore parfois cette petite voix intérieure qui se demande: « Qu’est-ce que je pourrais bien faire quand je serai grand? » Qui sait…

Lars von Trier prépare une nouvelle série télé, The House That Jack Built, centrée sur un serial killer. Il vous en a parlé?

Oui, nous en avons un peu discuté. Il y a des chances que je sois de la partie mais avec Lars, difficile d’en savoir beaucoup plus. Peut-être que je servirai le café (sourire).

Vous entretenez une relation privilégiée avec lui. Comment la définiriez-vous?

Il est comme mon petit frère. Je l’aime profondément. Il est à la fois terriblement vulnérable et terriblement intelligent. Souvent terriblement déprimé aussi, même s’il fait un bon camarade en toutes circonstances. Il a un formidable sens de l’humour, vous savez. Un sens de l’humour pas toujours très traduisible ou explicable d’ailleurs, si vous vous souvenez d’une certaine conférence de presse à Cannes… Je me sens en sécurité quand je tourne avec lui.

C’est-à-dire?

Il est important de se sentir suffisamment à l’aise sur un plateau pour tenter des choses, prendre des risques, lâcher prise. Pour être bon devant une caméra, il faut être capable d’une forme d’amateurisme. C’est-à-dire que, aussi expérimenté que vous puissiez être, vos aptitudes doivent toujours rester invisibles. La caméra voit tout, enregistre tout, même ce à quoi vous êtes en train de penser. Si votre visage, vos yeux, ne reflètent pas la vraie vie, c’est foutu. Quand il met en scène, Lars ne vous dit rien, il marmonne simplement (il prend en anglais un accent danois à couper au couteau): « La caméra tourne. » Alors tout le monde se regarde, étonné, et commence à jouer la scène. Il n’intervient pas pendant un moment puis demande soudainement une version triste de la scène, ou une autre rigolote. Parfois, il s’emballe un peu: « Arrête de faire l’acteur, bordel! Mais arrête de faire l’acteur! » Ce genre de choses. Ses scénarios sont très écrits, très pensés, donc si vous y ajoutez encore du savoir-faire ça ne marche pas. Il faut tendre vers l’irrationnel, le côté déstructuré de la vie. Sinon vous n’incarnez que des idées, pas des personnes.

Depuis dix ans et le deuxième Pirates of the Caribbean, vous êtes apparu dans plusieurs films distribués par Disney: Thor, The Avengers, Cinderella… Il semble pourtant que vous avez refusé de signer leur clause de moralité…

Oh, ça! Cette clause semble émaner directement des années 30, si vous voulez mon avis. En gros, elle consiste à dire que Disney a le droit de vous coller un procès si vous vous comportez de manière scandaleuse ou offensante en public. Ce qui me scie, c’est que la plupart des acteurs semblent signer ce type de contrat sans réfléchir ni protester. Désolé, mais non, je suis prêt à me battre s’il le faut pour conserver le droit de baisser mon froc dans un bar.

Habitant à Stockholm, vous n’avez jamais vécu à Hollywood: quel est votre rapport avec les Etats-Unis?

Je suis et resterai toujours un acteur suédois avant toute chose. Je n’ai jamais cherché à percer à un niveau international. Les choses se sont faites naturellement, sans que je doive provoquer quoi que ce soit. Ceci étant, j’ai toujours considéré cela comme une chance, tout simplement parce que ça m’a donné l’opportunité de jouer un éventail beaucoup plus large de rôles. Ma relation avec les Etats-Unis est compliquée. Nous sommes tellement imprégnés de culture américaine aujourd’hui que nous devrions probablement tous avoir le droit de voter là-bas (sourire). Je chéris les idées défendues par les pères fondateurs: Thomas Jefferson, Thomas Paine, Benjamin Franklin… Et le fait qu’il s’agit là d’une nation qui, à l’origine, a refusé de s’ériger sous l’influence d’une quelconque religion. Nous savons que les choses sont un peu différentes aujourd’hui, et il est permis d’en nourrir une certaine inquiétude. L’histoire des Etats-Unis s’est construite de manière brutale. En résulte un instinct viscéral pour la violence, continuellement brandie en solution à tous les problèmes du monde.

RENCONTRE Nicolas Clément, À Londres

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