DIX-HUIT MOIS APRÈS L’INSTALLATION DE LA N-VA EN VILLE, LA CULTURE ANVERSOISEANTI-VLAAMSE LEEUW SE DÉBROUILLE EN DEHORS DU NATIONALISME BAS DU FRONT. TROUBLANT ET MÊME PEUT-ÊTRE EXCITANT. TÉMOIGNAGE DE DAAN, DEZ MONA ET DU SFINKS RÉSISTANTS.

Cela s’appelle un paradoxe. Dans l’entrée du Red Star Line Museum,beau bâtiment de la Montevideostraat ouvert fin septembre 2013, une plaque bronzée rappelle que Geert Bourgeois a inauguré ce musée consacré à une ligne de bateaux emmenant (entre 1873 et 1934) les candidats européens en Amérique. Histoires d’immigrants qui cherchent une nouvelle vie, volonté électrique et intemporelle d’échapper à la misère et à l’ennui: quand on sait que Bourgeois est un cadre convaincu de la N-VA, ex-Volksunie(1), député, ministre et tout juste nommé ministre-président de la Communauté flamande au sein d’un parti qui se pince le nez face à l’immigration, on se dit que la mémoire anversoise a la gueule de bois. Un peu comme si le Hamas célébrait un musée de la mini-jupe… De drôles de combinaisons voyagent décidément dans cette fluviale ville, base génétique de dEUS et d’un zoo sans pandas. Un demi-million d’habitants et une réputation pétasse mais éventuellement talentueuse. Il y a un an et demi, on sondait pour Focus la « résistance »face à l’arrivée de Bart De Wever et de ses amis: au milieu de l’été 2014, il faut creuser l’absentéisme vacancier pour poursuivre l’analyse. Donc, on appelle Daan, observateur naturel du microcosme flandrien, auteur en 2011 de Landmijn, chanson férocement anti-N-VA. Né à Leuven, mais habitant Anvers (Berchem) de 1988 à 2001, le désormais Bruxellois qui vient de se produire au Rivierenhof (lire par ailleurs) livre son scan: « Quand je reviens à Anvers, j’ai l’impression qu’il y a un courant de jeunes gens, de cyclistes, qui font beaucoup plus de bien à la ville que le régime actuel ne fait de mal. Malgré la volonté des autorités de rendre le climat plus strict, plus « flamand », j’ai l’impression que cela stimule une sorte de contre-courant et une volonté de solidarité. Les gens ne sont pas dans la déprime et dégagent une énergie plus positive, plus ouverte. Certes, l’argent est moins présent et, clairement, certaines institutions qui demandent des subventions doivent faire plus attention à ce qu’elles programment. Mais l’envie pousse à Anvers. « 

Helmut fait de la résistance

Oui, le vieux et déterminant argument du fric. A Anvers comme ailleurs, la subvention nourrit en partie la culture. Lorsque la N-VA prend les rênes de la ville en janvier 2013, la première mesure de sa coalition formée avec libéraux et chrétiens(2) est de sabrer large dans le secteur: moins sept millions d’euros -la seule augmentation notable étant celle réservée aux fêtes flamandes du 11 juillet. Parmi les victimes de la purge, De Singel, dont le vaste complexe moderne bordant le ring anversois propose musique, danse, théâtre et architecture. « Campus des arts international », ce lieu inauguré en 1980 est, entre autres, le QG du trublion Jan Fabre ou du maestro de Bach Philippe Herreweghe. Une certaine idée de la culture, élargie au jazz et au rock, notamment via l’excellent festival De Nachten. Pas le genre de De Wever semble-t-il, ni de son échevin aux affaires culturelles, Philip Heylen, membre du CD&V. Mais hormis la claque financière infligée à De Singel ou à Het Paleis -excellent théâtre anversois pour jeunes qui subira une perte de 350 000 euros de subsides…-, la droite musclée de Bart s’avère contorsionniste. Sinon, comment expliquer que le même Geert Bourgeois, ministre N-VA, signe à la rentrée 2013 une subvention d’1,16 million d’euros pour la restauration de De Roma? Cinéma des années 20, cette splendeur Art Déco n’a pas qu’un destin filmique: dans les seventies, ses 2000 places rococos accueillent entre autres les Wings de la superstar Paul McCartney (22 août 1972) et le premier concert belge d’Iggy Pop, le 16 septembre 1977. Depuis lors, De Roma, installé au sud-est de la ville, à Borgerhout -le Molenbeek local-, fonctionne comme un collectif de 350 volontaires, ouvert sur les musiques du monde, accueillant aussi régulièrement les fêtes des socialistes flamands. Lors de la célébration de la subvention, à l’automne dernier, Bourgeois fait un speech avant que Filip Jordens, intense interprète, ne chante des morceaux de Brel. En français dans le texte.

« On peut avoir l’impression que la culture n’est pas la priorité de la N-VA: récemment, un commentateur a d’ailleurs qualifié l’objectif du parti de « nationalisme économique ». Aucun artiste n’a quitté Anvers à cause de Bart De Wever, mais ses intentions ne sont pas vraiment claires. Il faut peut-être en reparler dans cinq ans. » Nicolas Rombouts est contrebassiste et co-leader -avec Gregory Frateur- de Dez Mona, groupe anversois talentueux. Il habite à un kilomètre de De Roma, devenu une résistance emblématique à la Flandre nationaliste. « En mai, à l’occasion des élections, De Roma a organisé une double soirée française où j’ai partagé l’affiche avec tout un groupe de musiciens, dont Helmut Lotti et Sandra Kim qui a chanté J’aime la vie et Il jouait du piano debout (sourire) ». Lorsque l’échevin N-VA de la mobilité anversoise veut recycler la Turnoutsebaan qui borde De Roma au tout-voiture, mille personnes -dont Nicolas- prennent le chemin du vieux cinéma pour bloquer un quart d’heure la circulation. « On refuse la régression et on a montré notre présence. J’ai l’impression que le pouvoir de la N-VA amène l’envie d’être plus intense, y compris dans la musique. On sent un degré d’urgence, on a envie de dire quelque chose dans cette époque où le rock semble sans engagements, contrairement aux années 70/80. On a envie d’exprimer une forme de nécessité. D’ailleurs, en octobre, Dez Mona se produira une semaine tout près d’ici, dans un squat. Oui, cela existe encore à Anvers… (3) »

Salon de coiffure inouï

Patrick De Groote dirige les festivals Zomer Van Antwerpen(lire par ailleurs) et Sfinks. Double tâche anversoise, même sile Sfinks (auquel on a rajouté un « Mixed« ) installé à Boechout est, techniquement parlant, extra muros. Du Singel, on y arrive en bagnole après 16 kilomètres de feux rouges exhibant une Flandre inlassablement middle class, comprimée dans un mix d’anciennes briques restaurées et de villas show off, genre salon de coiffure inouï. On se parque dans une école catholique réservée à la presse, et on fait 500 mètres à pied dans les artères proprettes. Gratuit depuis l’année dernière (malgré les prix pratiqués -7,5 euros la petite pitta), le Sfinks Mixed donne une impression d' »onestheureuxtousensemble ». A côté, Didier Melon (animateur du Monde est un village sur la Première, ndlr), c’est Lehman Brothers. Bref, c’est à la fois relax, détaché et engagé. Même que les formidables Tinariwen viennent cette année y gratter le son du désert. L’événement, qui en son temps a reçu des lettres d’insultes et de menaces parce qu’il faisait sa pub également en arabe (!), parvient aujourd’hui à se passer d’une large part de subsides. De Groote: « Pour Zomer Van Antwerpen dont je m’occupe aussi, rien n’a changé: la ville nous donne toujours un peu plus d’un million d’euros sur un budget de 3,5 à 4 millions. On travaille comme on l’a toujours fait, sans fréquenter les cabinets politiques, sans rentrer dans une culture institutionnelle. On a pas mal de spectacles gratuits et des prix à 4, 6 ou 10 euros. L’accès à la culture est important: 10 % des Flamands vivent en dessous du seuil de pauvreté. » Le Sfinks Mixedest libre d’entrée depuis l’édition 2013: suite à des subsides refusés par la Communauté flamande, De Groote et son équipe ont tourné le dos à l’ancienne formule et proposé la gratuité. « Avec 72 000 visiteurs l’année dernière, on a carrément doublé la fréquentation: sur un budget de 900 000 euros, on a dû en perdre 8000… Beaucoup de gens viennent d’Anvers et on a aussi ce public que je ne vois pas dans les autres festivals en Belgique, très « blanc ». Ici, c’est la nouvelle identité culturelle de la Flandre où on croise des jeunes familles, des jeunes d’origine étrangère, dont beaucoup n’ont pas l’argent pour payer une entrée. La crise qui a un effet économique profond demande des réponses: si on ne réagit pas, on risque de se retrouver avec une culture élitiste bourgeoise comme il y a 100 ans… »

(1) PARTI NATIONALISTE FLAMAND D’EXTRÊME-DROITE

(2) L’OPEN VLD ET LE CD&V

(3) DÉTAILS À LA RENTRÉE SUR LE SITE DU GROUPE WWW.DEZMONA.COM

TEXTE ET PHOTOS Philippe Cornet

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