PREMIER LONG MÉTRAGE DE LASZLO NEMES, LE FILS DE SAUL PLONGE AU CoeUR DE L’HORREUR DES CAMPS D’EXTERMINATION NAZIS, ARRIMÉ À UN HOMME, MEMBRE DES SONDERKOMMANDOS, TENTANT DE DONNER UNE SÉPULTURE DIGNE À SON FILS…

Le film avait certes été devancé d’une rumeur insistante, en faisant le choc annoncé du 68e festival de Cannes. Mais le 14 mai dernier sur le coup de 16 h 45, la Croisette a été comme frappée de stupeur. Présenté en compétition (le jury lui octroiera son Grand Prix), Le Fils de Saul (critique en page 22) est de ces oeuvres qui laissent une marque indélébile sur les spectateurs. Pour son premier long métrage, le cinéaste hongrois Laszlo Nemes y plonge au coeur de l’horreur des camps de concentration nazis, s’accrochant au point de vue exclusif de Saul Ausländer, Juif hongrois membre des sonderkommandos. Et contraint, à ce titre, d’exécuter les basses oeuvres de ses geôliers. Jusqu’au jour où il découvre, dans un crématorium, le cadavre d’un garçon en qui il reconnaît un fils, auquel il va dès lors s’employer à offrir une sépulture digne, comme un naufragé de l’enfer s’arrimerait à une ultime parcelle d’humanité.

Sortir le sujet des livres d’Histoire

Soit l’exemple même du sujet casse-pattes, mais un exercice dont Nemes s’acquitte avec une maestria et une justesse forçant le respect. A fortiori dès lors que le jeune réalisateur n’avait encore à son actif qu’une poignée de courts métrages, précédés d’un écolage auprès de Béla Tarr, maître du cinéma magyar dont il fut l’assistant pour Prologue et L’Homme de Londres. Une expérience qu’il qualifie d’importante, pour ajouter aussitôt que c’est là de l’histoire ancienne –« Je n’ai plus parlé à Béla depuis huit ans, donc… »

C’est toutefois lors du tournage de L’Homme de Londres que Nemes devait dénicher, dans une librairie de Bastia, le livre Des voix sous la cendre, réunissant des textes écrits par des membres des sonderkommandos -des déportés juifs choisis par les SS pour les assister dans leur plan d’extermination, avant d’être eux-mêmes broyés par la machine de mort nazie. Une partie de la famille du réalisateur a été assassinée à Auschwitz, et il s’agit, pour lui, de rétablir un lien avec cette histoire. Le recueil lui fournit un angle pour aborder l’Holocauste, étayé bientôt par cinq ans de recherches approfondies menées avec sa scénariste, Clara Royer: « Je voulais faire un film qui ait du sens pour moi, et ma génération, pour laquelle il ne s’agit plus de s’attacher à des histoires de survie comme moyen de dépasser le traumatisme de l’Holocauste, explique le réalisateur. Cette génération est déconnectée, et mon objectif était de sortir le sujet des livres d’Histoire pour l’envisager au présent, de me concentrer sur un être humain sans être distrait par des éléments épars. Notre stratégie a consisté à restreindre le sujet à l’essentiel, et à nous en tenir à ce qui semblait approprié eu égard au propos. Si l’on ne se limite pas visuellement, on se retrouve vite dans la surexpression et le spectacle, et il en ressort en définitive moins. Mais si l’on ne s’appuie que sur des fragments et un champ de perception restreint, on peut créer dans l’esprit du spectateur quelque chose qui soit plus à même de suggérer l’expérience des camps d’extermination. »

Cette dernière, le spectateur la découvre par Saul interposé, dont Nemes a veillé à ce que l’histoire soit aussi simple que possible; primitive, pour ainsi dire. Et la caméra de s’arrimer à lui et à son point de vue, obstinément, pour plonger dans l’horreur, omniprésente et frontale, même si floutée ou hors-champ. « Nous avons choisi de nous concentrer sur cet homme, exclusivement, et non sur l’arrière-plan ou les alentours, dès lors qu’il s’y est habitué. Il ne fait pas attention à ce qui se passe autour de lui, les déportés, les morts. Il en est détaché, et n’est mû que par sa quête pour enterrer ce garçon, et c’est cela qui a induit notre stratégie. Comme on ne peut recréer l’horreur, il faut la suggérer, et la perception peut s’en trouver aiguisée. La question ne s’est pas posée de savoir ce qu’on pouvait montrer ou pas, nous pouvons tout montrer, parce que l’idée n’est pas d’en faire un spectacle… » Juste, la distance adoptée dépasse le seul dispositif cinématographique, pour inscrire le spectateur au coeur même de cette usine de la mort. « Le spectateur devient le compagnon du personnage principal, il ne peut pas se cacher, ce qui m’a semblé pertinent », poursuit Nemes.D’une force peu commune, l’expérience se révèle aussi objectivement éprouvante; jusqu’au son, tétanisant, qui se substitue parfois à l’image manquante, comme pour mieux appréhender l’enfer: « Le son est là pour nous rappeler en permanence qu’il y a plus: il complète la vision des images, et permet d’approfondir la perspective sur la machinerie des camps… »

Si pareil voyage au bout de l’horreur ne pouvait s’achever que dans la noirceur absolue, le réalisateur s’est efforcé d’y voir, pour sa part, quelque raison de ne point désespérer: « En général, les films sur l’Holocauste sont codifiés. On y traite de la survie, mais dans les camps, il n’était pas question de survie, mais bien de mort, les survivants étaient l’exception. Ce qui nous a intéressés, c’était la survie intérieure, ce qui se passe quand il n’y a plus d’espoir, mais qu’une voix intérieure nous dit ce qu’il y a lieu de faire. La quête de Saul n’a de sens pour personne, sinon pour lui. Et, je l’espère, pour le spectateur. Dans un monde totalement fou, sa folie constitue une timide lueur dans les ténèbres… »

RENCONTRE Jean-François Pluijgers, À Cannes

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