Melanie De Biasio: « La liberté a un coût et elle le vaut »

"Le rôle de l'artiste aujourd'hui, c'est, j'ai l'impression, de révéler chez l'autre son vivant. De mobiliser sa libido au sens large." © Jérôme Witz
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Quinze jours avant d’enchaîner trois sold out à l’Ancienne Belgique, du 17 au 19 décembre, Melanie De Biasio, son splendide Lilies sous le bras, hypnotisait le Trianon. City trip parisien et interview dans le Thalys.

La veille, toute en fragilité, elle imposait un silence quasi religieux dans l’une des plus belles salles parisiennes, plantée au pied de la butte Montmartre. Un théâtre à l’italienne, le Trianon, qui dans les années 30 faisait dans le music-hall avant de devenir un cinéma et de se spécialiser dans les films d’aventure et de karaté, puis de se muer en une salle de spectacles… « Je ne sais pas quand je monte sur scène ce qu’il va s’y passer mais j’y vais. Je me rends compte que c’est exigeant pour le public. Ça vient te chercher à un endroit. Te travailler quelque part. Je marche sur un fil où il n’y a parfois même pas une note mais où il y a quelque chose. Je ne peux expliquer quoi. »

Il y a un truc magnétique, magique même dans l’univers de Melanie De Biasio. Début octobre, la chanteuse et flûtiste carolo sortait Lilies,disque mystérieux et sensuel flottant quelque par entre Portishead et Radiohead, champ de coton et trip hop, jazz ancien et pop moderne. « Ce n’est pas le succès qui me met la pression, confie la bientôt quadragénaire jusqu’au-boutiste et exigeante. C’est cette nécessité de ne pas me dissoudre, de ne pas perdre le fil. La vision est ambitieuse. Même si elle est simplissime. »

Il paraît que tu as commencé ce disque en secret. Que tu as avancé l’argent…

La liberté a un coût et elle le vaut. Le label peut contribuer à plein d’endroits. Mais il y a des moments, des moments clés dans le processus, où on doit vraiment se donner la liberté d’avancer sans en parler. Sans mettre personne au courant. Moi, c’est comme ça que je travaille en tout cas. J’ai besoin de le faire en toute intimité. Et puis, je viens quand quelque chose a maturé. Quand l’idée est claire. Le disque n’était pas tout à fait mixé ni masterisé quand j’en ai parlé à Pias mais j’avais déjà bien avancé. Je sais pourquoi je travaille.

« Je ne sais pas quand je monte sur scène ce qu’il va s’y passer mais j’y vais. »© GETTY IMAGES

Quand tu as commencé à bosser sur cet album justement, tu avais des idées précises de ce que tu voulais?

Après Blackened Cities, j’avais envie de remettre la voix au centre de la trame du disque. Que ce soit elle qui donne le tempo, le timbre. Que ce soit elle qui décide… Que les arrangements se mettent vraiment au service de cette voix. Et dans cette voix, il y a plein de choses. Il y a des respirations. Il y a des sonorités. Des cavités, des résonnances, des chuchotements. Je savais que j’avais envie d’aller explorer ça. Qu’est-ce qu’il y a dans cette bouche? Qu’est ce que ça peut faire comme son? Où est-ce que ça peut nous emmener? Parce que j’invite l’auditeur à entrer dans ma bouche. Mais ce n’est pas dans ma bouche que je l’invite à entrer. Je l’invite à entrer dans son propre périmètre à lui. J’ouvre une porte. Et j’avais besoin de faire ça dans un endroit que je connaissais bien. Sans personne autour. Je me suis retrouvée dans un lieu sans que quiconque ne soit vraiment au courant et j’ai exploré avec le matos que j’avais. C’est à dire pas grand-chose. Je ne portais même pas de casque. Je chantais à l’aveuglette. Mais ça m’obligeait à travailler mon oreille interne. Ce manque de moyens me limitait, me poussait dans mes retranchements. Me déployait à d’autres endroits. C’était intéressant. L’ambiance? Sombre, caverneuse. Mais je sentais que c’était là qu’il fallait que je le fasse. C’est marrant parce que John Parish est venu écouter la première phase du travail. Pour lui, c’était déjà bon. On pouvait le sortir. Je lui ai dit: « Attends, attends… »

Tu t’es enfermée combien de temps?

Pas longtemps. Ça faisait déjà un moment que je travaillais sur ce disque. Je suis rentrée en studio pour répéter et j’ai eu envie d’essayer une improvisation sur l’un des titres de Lilies, Gold Junkies. C’est ainsi que Blackened Cities est né. Du coup, ça a changé tous les plans. La musique pour moi était tellement puissante… Je sentais que ce n’était pas juste un délire de musicien. Qu’il fallait que ce soit partagé. Blackened Cities est inspiré par toutes les villes que j’ai croisées. Industrielles ou pas. Il y a des endroits qui m’ont touchée dans chaque ville. Ces endroits bouillonnants, sales, granuleux. On est tous en quête d’or. En quête de pépites. De beauté. Ça peut être plein de choses. L’argent. La reconnaissance, la lumière, l’espace, un certain éclairage, l’amour… On est tous des Gold Junkies. Des chercheurs d’or. De petites bulles dans un contexte difficile.

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Lilies n’est pas un disque de jazz. Il a même un côté très moderne…

Plus qu’un son de jazz, qu’un son collectif, on a eu envie de triturer les choses sur base de sons vivants qui venaient de la bouche. On est partis de ce centre nerveux et on s’est mis à tripper sur des effets particuliers. Mais je veux toujours arriver à l’épure. Je cherche l’arrangement au service de la chanson, de la voix, du tempo… Finalement, on a passé beaucoup de temps à enlever des épluchures. C’est facile de mettre des couches. Puis après, c’est… hmm, j’aime pas trop. Ça a été le gros travail en studio. Un album, c’est aussi comment on mène la danse. J’avais le dernier mot mais il fallait que je sois à l’écoute de toutes les propositions. Après, on avait été très très loin avec Pascal Paulus. Donc, il a fallu trouver un mixeur. J’avais envie d’aller vers les Anglais mais comment trouver un mixeur anglais qui ait la souplesse de finaliser quelque chose de déjà très très abouti? Quand tu choisis un producteur anglais, en général, tu prends le package. Il fait tout. Il choisit les arrangements. Décide de la couleur de ton disque. Des instrumentations… J’ai eu une sérieuse discussion avec John Parish, en fait. Je voulais savoir ce que c’était qu’un producteur anglais. Et c’était pas la bonne voie. Par contre, je voulais ce son et je sentais qu’il fallait l’énergie d’une femme. En un mois, Arno, John Parish et Philip Selway (le batteur de Radiohead, Ndlr) m’ont tous parlé de Catherine Marks. Elle est intervenue avec beaucoup de délicatesse pour juste apporter le petit truc qui manquait, réchauffer avec les machines là où c’était nécessaire. Pascal Paulus est venu jusque Londres et lui a donné lui-même son disque dur. Ils ont regardé à deux. J’étais derrière. Je les observais. Et j’ai vu la passation. C’était important. C’est là où je me rends compte qu’il y a une façon de faire qui doit être respectée.

C’est dur humainement d’être aussi exigeante que tu l’es?

Bien sûr. C’est super dur. Mais je n’ai pas le choix. Pour Blackened Cities, j’ai dû faire trois masterings avant de trouver le bon. À un moment, je me retrouve dans un sublime studio près de New York, une ancienne église où The National venait d’enregistrer. On me dit : « Je t’offre le mix, t’inquiète. On passe tout par des bandes. » J’accepte. Mais ma peau ne parle pas. « Merde. C’est pas bon, c’est pas ça. » J’ai passé deux nuits blanches. Le soir même où ça s’est fait. Parce qu’on a travaillé très très tard. Et le lendemain, j’étais face au dilemme: « Melanie, on t’a fait ce cadeau. Tu vas devoir le refuser. Comment vas-tu pouvoir le dire avec le coeur? De manière à ce que ce soit reçu et surtout compris? » Il n’y a rien de pire que de se sentir incompris. « Putain, pour qui elle se prend? » En même temps, il vaut mieux deux nuits blanches que de lâcher à la fin sur des trucs qui t’ont pris huit mois. Lilies, c’est pareil. Que ce soit pour le visuel, le choix du papier. Je lâche pas.

Les textes parlent beaucoup de relations. De l’autre…

C’est la vie qui a fait son boulot. J’aime bien travailler avec l’autre. Écrire des phrases et les donner. Le fait qu’il y ait du ping-pong dans l’écriture. C’est ce qui me mobilise et m’inspire, en tout cas. Quand je sais que c’est adressé à quelqu’un. Gil Helmick, Pascal (Paulus) ou bien Juba (Zaki)… Je n’arrive pas à expliquer. C’est là. Tu passes une soirée au coin d’un feu ou dans un bar. Et ça sort. On discute. Des choses puissantes se passent, se disent. Et paf, trois mots sortent. Il y a une conversation qui me touche, quelque chose qui se dit, qui est senti. Ça vient de là.

Tu rachètes l’ancien consulat d’Italie à Charleroi où tu veux créer une maison des talents. C’est quoi l’idée?

Le rôle de l’artiste aujourd’hui, c’est, j’ai l’impression, de révéler chez l’autre son vivant. De mobiliser sa libido au sens large. Il va aller réveiller ou du moins éveiller, titiller cette fine membrane existante chez l’autre. Pour moi, c’est la mission de tout artiste. Peintre, écrivain, musicien, chanteur… Et pour pouvoir aller éveiller cette membrane chez l’autre, il faut que ma propre membrane à moi soit bien en phase avec mon vivant. Avec mon corps, ce que je suis, ce que je fais. Avec comment je me sens. Il faut pouvoir se dire: « putain, je sens que je ne suis pas juste. Mais comment? Où? Pourquoi ça ne respire pas bien? » Et aller chercher la juste posture tous les jours. L’idée, c’est que j’ai besoin, moi, en tant qu’artiste, d’être dans un lieu qui accueille cette démarche là chez moi et qui accueille aussi cette démarche là chez les autres. J’ai besoin de sentir que je suis dans cette démarche collective. Je me suis dit : « Ok. Ce lieu n’existe pas. » Donc, j’ai acheté une maison. Mais pas n’importe quelle maison. Une maison qui inspire cette démarche. Une démarche d’épure. Une maison qui, simplement, avec ses matériaux de base, fait qu’il y a peu de meubles, qu’il y a une réflexion au niveau de la chaleur, de l’acoustique, de la lumière.

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Une maison propice au changement et au déblocage?

Exactement. Genre, par exemple, pour un musicien qui a une tendinite constante et qui doit trouver une nouvelle posture d’instrument, un écrivain confronté à sa page blanche, un poète qui souhaite se lancer sur d’autres types d’essais… Je n’ai pas envie de trop en dire. Je veux laisser venir l’artiste. Mais je veux que cette maison débloque des trucs. Et que le rez-de-chaussée soit un lieu de rencontre avec le citoyen. Avant, c’était le consulat d’Italie. Je veux qu’il rouvre ses portes aux habitants. Mais de manière plus accueillante… Le consulat, rien à faire, c’est un peu une case pas chouette dans la conscience collective. Avant, tu avais un portier, du triple vitrage. Fallait montrer ton passeport… Je veux que le public ait accès à cette maison, une des plus belles bâtisses de la ville, pour moi. Elle porte un bout d’Histoire de Charleroi, vraiment. Elle est à vendre depuis longtemps. La ville souhaitait qu’elle accueille un projet créatif, culturel. Je me suis dit: « Bon, j’ai pas les moyens. Il y a un projet que je porte depuis dix ans dans ma tête qui est écrit, qui est là. Je tente. » Il y aura du national, du local et de l’international. Mais le café au rez-de-chaussée, je veux qu’il soit pris en charge par les citoyens.

Il paraît que tu t’achètes souvent des livres pour enfants. Pourquoi?

Parce qu’il y a des dessins et pas grand-chose d’écrit. Et comme il n’y a pas grand-chose d’écrit, ça me laisse plein de choses à m’écrire à moi. Il y a une illustration et trois phrases et ça me va. Quand je voyage, je rentre régulièrement dans les librairies et c’est au rayon enfants que je m’arrête souvent. Le plus beau des plus beaux, c’est The Conference of the birds de Peter Sis. C’est sublime. Je regarde aussi beaucoup l’édition, le choix du papier… Je suis sensible à ça. J’aime bien aller dans les magasins de seconde main, aussi. Parce que j’aime bien lire un livre qui a déjà été lu. Les coins rognés, les trucs qui sont soulignés… J’adore. Et puis souvent, c’est là où tu trouves les plus belles éditions. Oui, elles sont vieilles. Oui, elles ont été fripées, mais ça me parle.

Comment tu t’es retrouvée dans le teaser du dernier Alien?

C’est le fruit du hasard. J’ai rencontré un jour, à Paris, la directrice d’une boîte qui travaille dans les trailers. Elle a complètement flashé sur l’ambiance, sur l’atmosphère de mon travail. On a gardé contact. On s’envoyait de la musique. Pour moi, le cinéma reste une terre vierge. Je n’ai pas encore composé de musique de film. Je n’ai même jamais reçu de proposition. C’était une porte d’entrée que j’avais envie d’ouvrir. Un jour, elle m’a dit qu’elle voulait tenter un truc hyper audacieux. Proposer ma musique à la production d’Alien. J’étais dubitative: « Tu es sûre? J’oserais jamais aller voir ça au cinéma. » Mais au final, c’est léché. C’est juste. Ils ont trouvé le seul endroit où c’était possible. Ils sont partis du remix de Eels. Maintenant, je suis prête pour une BO. Prête à m’immerger complètement dans le visuel de quelqu’un. C’est le prochain challenge que j’aimerais relever. Quel genre de cinéma? Donnez-moi, donnez-moi… Ouvrons les possibles. Je n’ai vraiment pas envie de me réfréner dans quoi que ce soit. Justement. J’ai envie de me mettre au service de la vision de quelqu’un d’autre. De vraiment être à l’écoute de son univers et de le servir.

Lilies, distribué par Pias. ****

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