ENTRE POIDS LOURDS BOURSOUFLÉS, MYTHES RESSUSCITÉS ET NOUVELLES STARS DE L’INDÉ, LE PRIMAVERA, FESTIVAL AU MEILLEUR LINE-UP D’EUROPE, A DONNÉ UN AVANT-GOÛT DE L’ÉTÉ FESTIVALIER.

Si le terme d' »auberge espagnole », né de la mauvaise réputation qui était faite dès le XVIIIe siècle par les voyageurs étrangers aux établissements ibériques où on conseillait aux visiteurs d’amener avec eux de quoi se désaltérer et se sustenter, colle plutôt bien au Primavera, c’est dans son acception plus récente et nettement moins péjorative. Cette idée d’un lieu où chacun trouve ce qui l’intéresse, ce qu’il comprend, en fonction de ses goûts, de sa culture et de ses convictions… Pour sa quatorzième édition, où s’est produit jusqu’à Stromae (paraît que même le public espagnol connaissait les paroles), le festival barcelonais a une nouvelle fois donné dans la diversité, et souvent la qualité, le ton de ce qui nous attend cet été.

Douze musiciens sur scène. Un saxophoniste du tonnerre. Des cuivres et des percussions de maboul… Mardi soir, en guise d’échauffement, Antibalas fait groover l’Apolo. Salle de spectacle mythique du centre-ville dont l’entrée est pour l’occasion réservée aux spectateurs munis d’un ticket trois jours. Antibalas, c’est l’écurie Daptone et le coup d’envoi, plus ou moins, du prochain Rock Werchter. Les Antibalas seront de la Daptone Soul Revue, l’un des temps forts du copieux menu festivalier. Un show exceptionnel de deux heures et demie avec un monsieur loyal et ce que le label new-yorkais compte de plus sexy. Comprenez Sharon Jones, Charles Bradley et les Sugarman 3. Soul time.

« Vous deux, vous rentrez pas. Trop défoncés« , glisse le lendemain le vigile à deux Belges en goguette qui avaient pourtant cru trouver un moyen d’éviter la centaine de mètres de file. Heureusement qu’Anton Newcombe a l’air sobre, en tout cas moins allumé que dans Dig!, il se serait fait refouler à l’entrée de son propre concert. Solide, son Brian Jonestown Massacre, qui se produira le 24 juin à La Rotonde, défend son nouvel album, Revelation, avec psychédélisme et sérieux. Accompagné par sa mascotte: le joueur de tambourin Joel Gion.

Plus flamboyant, Har Mar Superstar a fait de la soul sa nouvelle vie. Har Mar est le genre de type qui aime se défroquer sur scène, poser pour des photos abracadabrantes et résolument kitsch avec des chihuahuas. Le petit grassouillet chauve à longs cheveux fait vite oublier les bandes préenregistrées (pas assez de fric pour les cuivres) avec une voix du feu de dieu, des chorégraphies décalées (il chante en faisant le poirier) et des tubes clins d’oeil à Sam Cooke comme Lady You Shot Me. De l’autre côté de l’avenue, le BARTS, le Barcelona Arts On Stage, un splendide théâtre sur trois étages, se la joue plus extrême avec le free jazz de Full Blast emmené par Peter Brotzmann et les vétérans rockeurs hollandais de The Ex, toujours aussi jeunes et nerveux.

Découvertes et reformations…

Au revoir les conditions intimes des clubs. Dès jeudi, tout le monde a rendez-vous au Parc del Forum. Primavera est devenu une grosse, trop grosse, machine et attire désormais quelque 50 000 spectateurs par jour. C’est, outre sa parfois bien piètre qualité sonore (la faute au vent marin), le prix de la pinte (3 euros 50) et les kilomètres qu’il faut se manger, le principal inconvénient du festival barcelonais. On y applaudit à plus de 10 000, et parfois à distance de jumelles, des groupes qui jouent en salle chez nous devant quelques centaines de personnes tout au plus. Les parfaits krautrockeurs chiliens de Föllakzoid, il y a encore quelques mois au Chaff, un bar alternatif planté au milieu des Marolles. Ou les Ricains de Real Estate, début juin à la Rotonde. Le tout sur des podiums aux noms de sponsors: Ray-Ban, Rockdelux (un maga musical espagnol) et Heineken qui a remplacé Estrella Damm sur les gobelets de bière… Et dire que le festival a été créé par des anciens du Benicassim qui regrettaient son gigantisme et voulaient monter un événement à taille humaine…

Reste que son affiche plane bien au-dessus de la moyenne (oubliez les Queens of the Stone Age, Pixies et Arcade Fire, pour le coup bien dispensables). Puis qu’il est souvent le théâtre de reformations et de concerts événements auxquels personne n’aura droit (dans un premier temps) de par chez nous. Il en va ainsi de Neutral Milk Hotel (le 4/8 à Cologne). Son chanteur Jeff Mangum avait déchaîné les passions en solo il y a deux ans. Salle debout et spectatrices en pleurs… Si l’accueil est plus timide pour son groupe reformé l’année dernière, quinze ans après sa séparation, In The Aeroplane Over The Sea (le succès auquel il n’a pas résisté) fait toujours son effet.

Slowdive (à l’affiche du Pukkelpop) s’en tire aussi avec les honneurs. Le groupe de Reading avait mis la clé sous le paillasson en 1995, lâché par son label Creation, chassé par le grunge et la britpop, et boudé par la presse après trois albums incompris. Halstead, Goswell et McCutcheon signant chez 4AD sous le nom de Mojave 3. Le gang shoegaze, moins noisy et plus mélodieux que My Bloody Valentine, ne se regarde ni les pompes ni le nombril. « On ne gagne pas assez pour que l’argent soit un réel incitant. Mais il y a pas mal de raisons artistiques à ce retour. A fortiori si on en arrive à enregistrer un nouveau disque. »

La notoriété ou le succès d’estime, Girl Band (le 20 juin au Charlatan gantois) ne s’y est pas encore frotté. Débarqués de nulle part fin 2011, les Irlandais n’ont encore sorti que deux EP’s. Mais leur musique « testostéronée », tendue comme un string, la déclamation nonchalante de leur chanteur et une reprise de Blawan, Why They Hide Their Bodies Under My Garage, devraient leur permettre de faire leur trou.

Ses deux Extended Plays parus en 2012 et 2013, Courtney Barnett les a, elle, réunis sur un album, A Sea of Split Peas. Alors que Roland Garros bat son plein, c’est à Barcelone que l’Australienne, nerd repentie, qui rêvait, enfant, de devenir joueuse de tennis professionnelle, se met le public en poche. Difficile de reconnaître celle qui au début pleurait sur scène tant elle y était mal à l’aise. Percutants, ses titres les plus rock incitent clairement à la découverte.

Space is the place

Au Primavera, plus l’heure avance, plus l’ambiance est débridée. Il ne fait pas peur aux Espagnols de se murger jusqu’au lever du soleil, l’arrivée des premiers métros et la fin des derniers concerts (comptez 5 ou 6 heures). Mais dans l’Auditoire, l’ambiance est tout autre. Interdit de dégainer un sandwich ou même une bouteille d’eau. Réservés aux concerts les plus intimistes, les lieux baignent dans une ambiance presque monacale. C’est le cas pour le saxophoniste prodige Colin Stetson et le Kronos Quartet, quatuor à cordes vieux de 40 ans capable de revisiter Mozart à travers la musique traditionnelle mexicaine. Ça l’est un peu moins pour le Sun Ra Arkestra. Déguisés comme s’ils sortaient tout droit d’un carnaval cosmique, les disciples de Sun Ra, légende du jazz décédée pratiquement jour pour jour 21 ans plus tôt à qui Le Mot et Le Reste consacre justement un livre (Palmiers et Pyramides), oscillent entre l’horriblement kitsch et le franchement magique. L’un fait la roue et des pompes dansantes. Les musicos se promènent avec leurs trompettes et saxophones dans les allées de l’auditoire. Space is the place…

Fela Kuti, c’est son plus jeune fils, Sean, qui en perpétue l’héritage. Sean a commencé comme choriste d’Egypt 80, l’orchestre de son père, à l’âge de neuf ans. Puis en a assuré les premières parties avant de prendre la relève à son décès du sida en 1997. Au chant et au saxophone, il conduit son irrépressible machine à danser afrobeat. Engagée et funky.

Au Primavera, on aime la bonne soupe et donc forcément les vieilles marmites. Dans celle de Caetano Veloso -plus de 50 ans de carrière-, bouillonnent le tropicalisme, la pop et le rock occidentaux et les musiques traditionnelles brésiliennes. Le drapeau vert-jaune-bleu flotte dans le public. Il règne comme un avant-goût de Coupe du monde. Avec humour, décontraction et surtout une voix toujours à tomber, le septuagénaire, père du psychédélisme carioca, séduit les mémés (bon d’accord, il n’y en a pas beaucoup) comme les gosses… Rassembleur.

Pratiquement au même moment, moins bon enfant, mais tout aussi bluffant, le gamin Earl Sweatshirt déboule faire sa teigne en bord de mer. Short de plage, casquette, le rappeur branleur d’Odd Future possède l’un des meilleurs flows du crew californien et éclabousse la scène Pitchfork de son je-m’en-foutisme.

Alors que les punks arty de Television rejouent leur album culte, Marquee Moon, dans son intégralité avec un son de guitare certifié Tom Verlaine mais des looks de pensionnés et des courbatures, les Buzzcocks enquillent les tubes dans une Heineken Hidden Stage pas si cachée que ça. Des brunes aux allures de top models (les plus petites ont la taille de joueurs de NBA), assurent l’accueil pendant que Pete Shelley and co enchaînent survoltés les What Do I Get?, Ever Fallen in Love et Orgasm Addict. Les Beatles (une usine à tubes) du punk sont assurément parmi ce que le rock a de mieux conservé en termes de dinosaures.

Au Primavera, il y a les abonnés. Autant dans le public que sur les planches. Le groupe de Steve Albini, Shellac, forcément. Puis aussi les turbulents Black Lips qui emboîtent le pas à Ty Segall pour une nuit électrique. Sans coups d’éclat mais avec enthousiasme et un son particulièrement dégueu (genre, on ne reconnaît les chansons qu’aux refrains), les garagistes mettent un beau bocson sur le coup de trois heures du matin. Les bières volent. Le chanteur slacker des sympathiques Growlers, Brooks Nielsen, s’en est cassé le talon en s’essayant aux joies du stage diving.

« Barcelone est magnifique. Mais il ne faut pas oublier que des émeutes se déroulent pour l’instant en ville. C’est une ville marquée par de profonds bouleversements sociaux« , notent au bout de la nuit les mecs de Za! Za!, un duo catalan improbable. Le rock et la world. Le jazz et le kraut. L’expérimentation et le dancefloor. Radical et nécessaire. Comme le changement. Hasta la vista.

TEXTE Julien Broquet, À Barcelone

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