LE MADISON SQUARE GARDEN NEW-YORKAIS A POUSSÉ LE ROCK AU GRANDIOSE. BABY BOOMER BOULIMIQUE EXPOSANT SPORTS, POLITIQUE, CIRQUE ET MUSIQUE, CETTE SOUCOUPE POPULAIRE EST À LA FOIS MAGIQUE ET COUPABLE DE GIGANTISME.

Octobre 1988. De passage à New York pour interviewer Public Enemy, nous voilà gratifié de deux tickets pour le show d’Anita Baker & Luther Vandross, incarnations de la soul satinée des années 80, stylisation américanisée d’apoplexie soyeuse, bien avant le renouveau nu soul ou r & b karcher. Bien que Vandross (mort en 2005), crooner au physique de teddy bear prononcé, ait été choriste chez Bowie période Young Americans, ni lui ni Baker ne constituent alors notre tasse de chocolat. L’élément attractif est simplement dans la salle qui accueille le show pour quatre soirées: le Madison Square Garden. Oui, là où Harrison débauche Dylan de sa léthargie en août 1971 pour deux concerts en aide au Bangladesh miséreux, là où Bowie (encore lui) se glisse en spectateur lambda des premiers rangs d’un concert de Presley 1972, là toujours où les Stones lancent en 1969 la machine à faire copuler le dieu dollar et son machiavélique cousin rock sur un rythme industriel. Bref le c£ur de la pile Wonder de quelques présumés fantasmes. Ledit soir, embrouillé sur les horaires et l’entrée ad hoc de ce mammouth de Manhattan construit aux convergences de la 7e avenue et des 31 et 33e rues (…), on arrive grossièrement en retard, d’autant qu’on veut d’abord faire profiter un quidam du second ticket superfétatoire. Quelques badauds approchés -tous Noirs comme les têtes d’affiche du soir- dévisagent soupçonneusement le Blanc mec, probable désaxé mental dans une ville où, franchement, rien ne se donne, surtout pas le billet onéreux d’un concert sold out… Après une paire d’essais, on jette donc le sésame à la poubelle, glissant sur l’un des escalators qui mènent à la salle, arpentant des couloirs à pop-corn désertés, placé, in fine, à notre rang et numéro circonscrits par une ouvreuse précieuse. Au milieu de la salle, Anita Baker, perchée sur un plateau circulaire, chaloupe de ses ballades ivoires les marées de spectateurs de la bonbonnière high-tech. On s’emmerde un peu, remarquant néanmoins la qualité du son et de la vue -ce n’est pas le Sportpaleis- et aussi que tous les visages des alentours immédiats semblent afro-américains . Le plus déconcertant vient à l’entracte, lorsque toutes les lumières allumées confirment qu’on pourrait bien être le seul zozo blanc parmi 20 000 Noirs… Statistique bizarre infirmée quelques minutes plus tard lorsqu’on croise un autre Caucasien dans les couloirs infinis de ce lieu qui, à chaque étape de sa vie, a précisément défini un mode incarnant l’Amérique, son goût pour la démesure et le spectacle, la segmentation de sa culture, ses histoires de sport et d’entertainment mixés.

Rite initiatique

Sans remonter à Christophe Colomb, le Madison Square Garden est déjà une très vieille affaire. Le même nom va baptiser trois autres salles avant l’actuelle qui s’ouvre en février 1968. Trois locations dans Manhattan dont la première, inaugurée en 1879 (…), est conçue à la manière d’un hippodrome romain où le déjà légendaire Cirque Barnum éblouit le public new-yorkais. Ce Madison Square Garden segmenté dans le temps -le second tient de 1890 à 1925, le troisième de 1925 à 1968- instaure le concept de show-business à grande échelle. La boxe y voisine logiquement avec la politique, le cirque alterne avec le hockey, le basket confirmant -dès 1925…- qu’il y a toujours un panier à marquer. Ce mélange de genres -de la convention de FD Roosevelt en 1932 aux seize soirées de l’évangéliste Billy Graham en 1957- façonne un mythe autant qu’un commerce. Lorsqu’en mai 1962, Marilyn Monroe chante au Madison Square Garden III pour l’anniversaire de Kennedy, lascivement accrochée à un Happy Birthday proche de la copulation sanctifiée, l’Amérique assiste, par le biais des médias et de la télévision, à l’inceste public du glamour cinéma et de la testostérone politique. Tout ce bordel à paillettes, ces torrents de héros plus ou moins glorieux, ce mix électrique de sport, d’exhibition et d’affaires -le marketing NBA naît en 1946 dans les parages- font de la salle, davantage qu’un témoin bétonné, une définition des années étatsuniennes, qu’elle brode, met en scène, « new-yorkise ». Aller au Madison Square Garden tient aussi du rite initiatique: c’est rare parce que cher et précieux, souvent compliqué de décrocher un ticket dans la ruée, donc méritoire. Raccord avec le fameux rêve américain où tout le monde pourrait soupeser ses quinze minutes de gloire supposée. Lorsque la quatrième incarnation du MSG s’ouvre le 11 février 1968 en surface de la Penn Station -300 000 passants y empruntent chaque jour train et métro-, l’investissement (d’époque) de 123 millions de dollars pour la construction dessine d’emblée un destin d’investisseur: 320 événements s’y tiennent à l’année, dont la crème du basket, du hockey, de la boxe et, bien sûr, de la musique. Sans oublier la lutte et les nombreuses apparitions dans les séries ( Mad Men) ou au cinéma ( Rocky III). Sept équipes pros y sont à plein temps, dont les New York Knicks de la NBA, la ligue première de basket qui y tient aussi son draft annuel. La salle possède d’ailleurs, depuis 1969, sa propre chaîne TV, MSG, qui émet aussi sur un canal HD et offre depuis mars 2010 une chaîne 3D, disponible dans tout le pays via le câble. Qui n’était pas encore généralisé le 8 mars 1971 alors que Joe Frazier vainc Muhammad Ali au Garden à l’issue de quinze rounds acharnés tenus devant Normal Mailer, Woody Allen et Frank Sinatra, reconverti pour l’occasion en photographe pour Life . Le combat oppose deux sportifs déjà glorieux mais aussi le patriote Frazier au rebelle Ali, qui vient de passer trois années et demi sous interdiction de boxer suite à son refus d’aller se battre au Vietnam. Ce soir-là, alors que le Garden assiste au Fight Of The Century , des émeutes ont lieu dans plusieurs villes américaines, comme si la salle new-yorkaise incarnait tout ce que l’Amérique développe sous haines et fantasmes, déceptions et affrontements. Une faramineuse chambre d’écho.

Le fric, c’est cher

En 1991, les proprios rajoutent 200 millions de dollars sur la table entre autres pour la construction de 89 nouvelles suites privées. L’actuel investissement de 850 millions (…) -dix fois le montant des prochains travaux 2013-2014 prévus à Forest National- doit faire du Garden la salle la plus moderne de la planète, notamment via deux couloirs suspendus au-dessus de l’espace de jeu donnant aux piétons une vue céleste et vertigineuse de la performance. Si New York est bien le centre du monde, le Garden est son troisième £il, son karma friqué, sa vitrine orgasmique. Comme s’il était hors de question de n’être qu’une « simple » salle de spectacles, il sera un organisme vivant qui décuple le potentiel de ses locataires d’un soir. Ou de plusieurs, le MSG devenant aussi la salle des records dans une Amérique où Big est naturellement beautiful: Elton John y a joué à 62 reprises, son équivalent américain Billy Joel y donnant 12 sold out consécutifs début 2006, R.E.M. et Pearl Jam y sont passés 8 fois, Led Zeppelin 15 fois, Springsteen 29 fois, Grateful Dead 56 fois (…) dont 4 au Felt Forum, le « théâtre » de 5000 places sis dans la structure même du bâtiment. Très rapidement après son ouverture, le MSG a embrassé le rock: The Doors y font salle comble le 24 janvier 1969, Morrison divisant le public en deux ailes, baptisées respectivement  » La vie » et  » La mort ». Rajoutant quand même, qu’il a « franchi la barrière séparant les deux mondes et qu’il s’est fait mal aux couilles… » Le 18 mai 1969, Hendrix et l’Experience électrisent une audience également sold out. Plus symboliquement encore, les Rolling Stones mettent trois Garden à leur programme de l’automne 1969, dont deux le même 28 novembre, dans ce que le rock critic US Robert Christgau baptisera  » la première tournée rock’n’roll mythique de l’histoire. » Si le trip nord-américain 1966 des Beatles restera hors norme pour l’époque, empruntant neuf stades de plein air et cinq arènes indoor, le périple stonien de 1969 dessine la véritable tendance dinosaure des 40 années à venir. Celle toujours en cours, qui voit le profit se maximiser dans des arènes et des stades: même si le gigantisme rock donne quelques récents signaux de tassement -cf. la tournée Madonna, les festivals d’été en légère régression-, le Madison Square Garden, c’est sûr, restera toujours un tabernacle hors mode. Culte au-delà des religions.

TEXTE PHILIPPE CORNET

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