Petit paysan: « Ce film, c’est la seule façon que j’ai trouvée de reprendre la ferme familiale »
Rivé aux bottes d’un éleveur obsessionnel qui ne peut se résoudre à perdre ses bêtes, le Français Hubert Charuel puise dans le cinéma de genre matière à dépasser le simple naturalisme pour emmener Petit Paysan, son premier film, sur le terrain peu arpenté du drame rural halluciné.
Plus jeune, il n’a qu’une idée en tête: devenir vétérinaire et reprendre, en Champagne-Ardenne, la ferme de ses parents. Mais de mauvaises notes scolaires en décideront autrement, l’obligeant à réévaluer ses ambitions. Le lycée terminé, il faut pourtant bien choisir. Hubert Charuel s’accroche alors au plaisir procuré par les seules sorties que l’on s’autorise en famille, au cinéma du coin: les yeux ronds comme des billes du père et de la mère, par ailleurs très soutenants, n’y changeront rien, il fera des films. À 32 ans à peine, son premier long métrage scelle aujourd’hui l’union de ses aspirations profondes. Mettant en scène la lutte désespérée d’un éleveur de vaches laitières indépendant contre l’épidémie qui affecte son cheptel, Petit Paysan est un magistral thriller psychologique en milieu agricole. Explications.
On dit souvent que quand on se lance dans un premier film, il faut parler de ce que l’on connaît vraiment…
Alors oui, le film à la base, moi je l’ai tourné presque davantage par nécessité que par envie, en fait. Je parle d’un point de vue cathartique. Il fallait que ça sorte de moi. Le tournage ne pouvait avoir lieu que dans l’exploitation de mes parents. C’était une manière détournée de la garder en vie. Parce qu’aujourd’hui elle n’est plus en activité. Ce film, c’est en quelque sorte la seule façon que j’ai trouvée de reprendre la ferme familiale, et évidemment que l’histoire de Pierre, le héros, c’est un peu celle que j’aurais dû vivre si j’avais réellement décidé de le faire. Aussi bien dans le schéma relationnel que dans le rapport particulier aux animaux, qui est quand même toujours très vivace chez moi.
Petit Paysan présente le métier d’éleveur sous l’angle d’une infinie solitude mais aussi d’une dévotion proche du sacerdoce…
Oui, c’est littéralement un sacerdoce. Auquel sont d’ailleurs attachés toute une série de rites. Sept jours sur sept, une fois le matin et une fois le soir, on va traire les vaches comme on va à la prière. Et c’est le dieu vache, en quelque sorte. Il faut respecter l’animal, il faut l’aimer et en même temps il faut qu’il soit en paix si, en gros, on veut qu’il donne du lait et qu’on puisse gagner notre vie. Moi ça m’intéressait de travailler ce rapport ambigu à l’animal. Le paysan aime son troupeau et en même temps il l’exploite. Quant à la question du repli sur soi, oui, Pierre est incroyablement seul, ses interactions sociales sont quasiment inexistantes, et c’est un peu toute la trajectoire proposée par le film, justement: apprendre à vivre sans les vaches.
Le cinéma investit peu le milieu rural. À cet égard, le film désamorce complètement le cliché esthétisant ou contemplatif pour privilégier un climat oppressant, anxiogène… Pierre est tellement soumis à la pression -professionnelle, parentale, sociale- qu’il semble proche du burn-out. Un concept que l’on associe généralement peu à la campagne…
C’était très important pour moi d’injecter de la fiction, du genre, une vision moderne de ce microcosme, quelque part entre le suspense, la comédie, le drame. Et, en tout cas, de sortir de la représentation purement naturaliste. D’abord, parce que j’ai grandi avec les films d’action américains, la science-fiction de Ridley Scott ou James Cameron. Ensuite, oui, parce que paysan c’est un métier stressant. Très stressant. Ces idées reçues comme quoi à la ville on serait tendus tandis qu’à la campagne on vivrait relax, ce sont des conneries (sourire). Pierre ressemble très fort à ma mère en fait. Le plus important pour elle, ça a toujours été que ses vaches soient premières au classement laitier. C’est un stress différent, évidemment, qui varie beaucoup en fonction de données extérieures. On dépend constamment des conditions climatiques, de la santé du troupeau… Mais la mondialisation, l’industrialisation n’ont fait qu’intensifier le facteur stress. Mon père me raconte toujours qu’il y a 30 ans, il faisait la sieste l’après-midi. Aujourd’hui, ce n’est plus possible. Les logiques de rendement, d’investissement ont créé le même cercle vicieux que dans le monde des affaires, par exemple. On parle de production de matières premières, il s’agit donc d’un domaine terriblement dépendant de l’économie, de la bourse, du marché, de la production en Chine ou ailleurs. Les éleveurs sont de gros consommateurs d’antidépresseurs. Et le suicide paysan est une vraie réalité.
Si le film va à rebours de certains stéréotypes, son protagoniste est parfois bien malgré lui rattrapé par ceux-ci. Comme dans cette scène où il va manger au restaurant avec la boulangère…
Oui, elle lui dit que ça ne la dérange pas qu’il soit paysan. Et lui s’interroge sur la nécessité qu’il y a pour elle d’énoncer quelque chose comme ça. Cette séquence, très autobiographique, illustre ce que j’appelle « le complexe du bouseux », qui consiste à être fier de ses origines et en même temps à se sentir bête dès qu’on se confronte au monde extérieur. À tel point que ça en est devenu une insulte. On dit de quelqu’un de peu d’esprit ou de manières: « C’est un paysan. » Et l’intensification du phénomène de l’exode rural n’a fait, je pense, qu’agrandir le fossé d’incompréhension entre les gens de la campagne et de la ville. Même si depuis quelques années, l’intérêt pour le bio, pour l’origine de ce qui arrive dans nos assiettes aurait plutôt tendance à retisser du lien entre ces deux pôles. Je me souviens que quand je suis arrivé à l’école, à la Fémis, je ne disais pas que j’étais fils de paysans. Certains de mes camarades les plus proches ne l’ont compris qu’au bout d’un an. Aujourd’hui, c’est différent.
Il y a quelque chose de perdu d’avance dans le combat mené par Pierre. À tel point que l’on peut se demander dans quelle mesure sa lutte est justifiée…
C’est pour ça qu’il était important pour moi d’introduire un autre personnage de paysan qui travaille avec un robot. C’est-à-dire qu’il y a tout un monde aujourd’hui qui refuse d’évoluer, qui n’a pas su prendre le train en marche. Le film parle de ça. Les paysans indépendants qui, comme mes parents, avaient une petite exploitation à eux sont amenés à disparaître. Le métier change, s’industrialise. On fait des grosses fermes, on s’associe, on grossit pour survivre. Parce que c’est juste une manière de survivre, en fait. Et naturellement, il y a toute une frange de ce monde-là qui refuse d’aller dans ce sens et qui se retrouve coincée entre des valeurs d’hier et des demandes de la société d’aujourd’hui. Cette morale du statu quo est-elle désuète? J’avais envie de poser la question.
Cette lutte se double, dans le film, d’une dimension paranoïaque, quasi hallucinée, qui s’apparente à de la folie…
La toute première séquence du film ne dit déjà rien d’autre, au fond (Pierre est à ce point obsédé par ses vaches laitières qu’il rêve qu’il se réveille parmi elles, NDLR). C’est un mec qui tend tellement à s’enfermer dans ses valeurs, dans ce à quoi il croit dur comme fer, qu’il va finir par en perdre la raison. On parle souvent de la paranoïa des paysans. Et Pierre, pour moi, c’est un hypocondriaque de la vache. Il vit dans la peur constante que son troupeau chope une saloperie.
Le casting mixe acteurs professionnels et non-professionnels…
C’est important pour moi d’avoir les deux. J’ai besoin de croire aux gestes des personnages. Si je n’y crois pas, je ne peux pas raconter leur histoire. Swann Arlaud (trentenaire au naturel confondant vu récemment dans Ni le ciel ni la terre ou Baden Baden, NDLR) a tout de suite compris le rôle et s’est beaucoup investi. Il a passé une semaine de stage chez les cousins de ma mère qui sont éleveurs laitiers. Il a suivi la formation pour faire naître un veau. Les mecs ne voulaient plus le laisser partir après, ils n’avaient jamais eu un aussi bon stagiaire. Sans déconner. Je tiens à mélanger professionnels et non-professionnels mais je ne veux pas qu’on sente un décalage entre eux. Il faut donc des acteurs pros ouverts d’esprit, capables de se fondre dans une atmosphère familiale. J’aimerais continuer à travailler comme ça. Là, dans l’immédiat, j’ai tourné beaucoup de rushes sur la fin de la ferme de mes parents donc je vais faire un truc tout seul dans mon coin, un documentaire très personnel qui ne sortira peut-être jamais de chez moi. Et puis après, c’est difficile à dire, tout ce que je sais c’est que ce ne sera pas un film de paysan (sourire).
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