LES CHANSONS DE JAMES MCMURTRY TIRENT LE BILAN SANGUIN D’UNE AMÉRIQUE CORSETÉE PAR SES NÉVROSES ET LA DÉSESPÉRANCE ROMANESQUE. RENCONTRE AVEC UN HOBO AUX ÉCRITS MARQUANTS, DE RETOUR AVEC L’ÂPRE ET SÉDUISANT COMPLICATED GAME.

« On a souvent dit que McMurtry cause comme on coupe du fil barbelé, avec autant de charme qu’une pince universelle. » La phrase est de Philippe Garnier(1), qui fait découvrir le James via ses dithyrambes dès la fin des années 80. Grâce à lui, on écoute Too Long In The Wasteland, sorti en 1989 et bâti sur des forteresses de folk-rock misanthrope, aux confins de la hargne esseulée. Conforme à la pochette qui montre un mec alors de 27 piges, poils chiffonnés et veste de daim, dos à un chemin tracé vers le grand nulle part. L’autre jouissance se débusque dans la voix de chiffonnier mature et les textes qui, de toute évidence, conservent la bouche pâteuse: « Hear the trucks on the highway/And the ticking of the clock/There’s a ghost of a moon in the afternoon/Bullet holes in the mailbox/Key holes in my mind. » On vous laisse traduire cette mise en abîme solitaire: l’album atteint poussivement la 125e place des charts américains, mais le nom de McMurtry essaime jusqu’aux rives européennes. Le fils de Larry -écrivain célébré pour La Dernière séance ou Lonesome Dove- débute alors une carrière pro périlleuse: un quart de siècle plus tard, commercialement parlant, les bas semblent l’avoir emporté sur les hauts. Reste la qualité organique de la dizaine de disques parus, éparpillés entre distributions spartiates et concerts hors radar médiatique. Et puis arrive le nouveau Complicated Game (lire la critique page 29) qui réitère ce fameux mal américain qui fait du bien.

« Honey don’t you be yelling at me/When I’m cleaning my gun/I’ll wash the blood off the tailgate/When deer’s season’s done/We’ve got one more weekend to go/And I’d sure like to kill one more doe » (Copper Canteen)

Nous voilà donc face à McMurtry qui ressemble davantage à un plombier en biochimie qu’à un tueur de cerfs ou même de bons mots. Stephen King, qui connaît deux ou trois choses sur l’art du scénario, en a dit « qu’il était le plus authentique et le plus sauvage auteur-compositeur de sa génération ». Devant une bouteille de rouge australien, les réponses marmonnées de James ne portent pas toujours plus loin que son Stetson. « C’est ma première visite ici depuis 2009, après avoir fait cette chanson We Can’t Make It Here, vue comme anti-Bush parce que je critiquais le Président qui n’avait pas levé le petit doigt lorsque 30 000 emplois dans le Maine avaient été délocalisés. Je vis au Texas et je vote démocrate, ce qui veut dire que je ne compte pas, même si Austin, où j’habite, est un sanctuaire dans un océan conservateur. La seule chose en mon pouvoir, c’était d’écrire ce titre, qui a été mis en téléchargement gratuit, gagnant plus d’intérêt que n’importe quel autre de mes disques… »

James, né au Texas en 1962, a grandi là-bas quelques années avant de filer en Virginie avec son seul père qui tenait une librairie à Washington. Une fois adulte et libre, il séjourne en Arizona avant de rappliquer au Texas, à Houston, puis Austin, marqué par l’esprit de migration continue: « Mes chansons sont essentiellement des histoires vues au travers du pare-brise, d’ailleurs j’ai joué dans 50 des 51 états américains, à l’exception d’Hawaii, plus une bonne partie des provinces canadiennes. » Tournées sans fin, en groupe ou, « quand il n’y a plus d’essence », en gigs solos où les mots et la gratte accompagnent la voix, qui ne correspond pas forcément à son physique de chat échaudé. C’est d’ailleurs sur scène qu’un Français installé sur la Côte Ouest, François Moret -ex-partenaire de Pias- le débusque récemment et s’entiche des chansons au point d’en faire un nouveau disque. Sans doute parce que le chant McMurtry a le coup de rein poussant à l’écoute, le ton ferme, tout verbe y étant traité comme membre adulte d’une vaste confrérie de sentiments défaits, acerbes, ironiques, noirs, parfois avec la grâce narrative immédiate (You Got To Me).

« The wedding party’s raging yet/How the old and desperate misbehave/The limo smells like cocaïne sweat/Cheap perfume and aftershave. » (You Got To Me)

« Pour You Got To Me, j’ai eu cette image d’un gamin qui distribue les journaux à l’aube, après avoir pris de la came toute la nuit et pensé avoir trouvé la femme de sa vie, mais tu ne peux pas vraiment faire confiance à ce narrateur-là. J’ai choisi la chanson parce que je ne suis pas très bon pour écrire de la prose: mon père, lui, sait y faire. Nos muscles sont différents. Mes morceaux commencent par quelques phrases et une mélodie: je me demande ensuite qui a bien pu dire ces mots. Ne croyez pas que ces trucs soient purement autobiographiques: j’écris de la fiction. » Oui, mais gavée d’infos, comme South Dakota, inspirée par une tempête de neige qui décime le bétail à grande échelle à l’automne 2013 et ruine les éleveurs: « Dans celle-là, le narrateur est un soldat qui revient la maison. Tu traverses ces petites villes et tu vois les bannières qui disent « Bienvenue à la maison ». Parce qu’il n’y a pas de jobs dans ces régions: c’est une sorte d’enrôlement économique, l’armée étant la seule solution. D’ailleurs, les USA sont en pleine débandade et la guerre menée à l’extérieur reste invisible, ils ne veulent pas qu’on parle de l’Irak, qui est juste une cible de profit. J’ai grandi avec le Vietnam à la télé tous les soirs, et ce sont des journalistes comme Walter Cronkite qui ont contribué à arrêter la guerre. Aujourd’hui, cela semble impossible. » Un mot sur Obama? « Je dois le remercier pour sa réforme de la couverture médicale: je suis resté dix ans sans assurance soins, aucune compagnie ne voulait de moi parce que j’ai de l’hypertension, maintenant je paie 425 dollars par mois, mais je suis couvert. J’ai quelque chance d’échapper à la banqueroute. »

(1) JOURNALISTE-ÉCRIVAIN-TRADUCTEUR FRANÇAIS (1949) QUI A BEAUCOUP ÉCRIT SUR LA MUSIQUE ET LA LITTÉRATURE, ENTRE AUTRES POUR ROCK & FOLK ET LIBÉRATION. IL VIT DEPUIS 1975 EN CALIFORNIE.

RENCONTRE Philippe Cornet

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