POUR SON PREMIER FILM AMÉRICAIN, DESPLECHIN ADAPTE LIMPIDEMENT PSYCHOTHÉRAPIE D’UN INDIEN DES PLAINES, L’OUVRAGE FONDATEUR DE GEORGES DEVEREUX PSYCHANALYSE DONT IL EXTRAIT LA SÈVE ROMANESQUE, POUR EN FAIRE AUSSI CELUI DE LA NAISSANCE D’UNE AMITIÉ.

Quand je suis entré dans une librairie et que j’ai vu un livre qui s’appelait Psychothérapie d’un Indien des Plaines, je me suis dit que c’était pour moi », s’était souvenu Arnaud Desplechin lors de la présentation cannoise de Jimmy P. Et sans doute, en effet, fallait-il un élan de cet ordre pour se lancer dans l’adaptation cinématographique de l’ouvrage de Georges Devereux, dont dire qu’elle relevait de la gageure est un doux euphémisme. Ethnopsychiatre d’origine européenne installé aux Etats-Unis, Devereux y relate in extenso la psychanalyse qu’il conduisit en 1948 à l’hôpital de Topeka, au Kansas, sur Jimmy Picard, un Indien revenu traumatisé de la Seconde Guerre mondiale. Et le début, pour le cinéaste, d’une aventure peu banale devant résulter dans son premier film américain -entreprise au long cours évoquée le temps d’une conversation parisienne passionnée.

Qu’est-ce qui vous a porté vers l’ouvrage de Georges Devereux?

Je lis pas mal de livres de psychanalyse. Deux choses m’avaient fort attiré: le fait que cela soit exprimé sous forme de dialogues, et que les minutes des séances constituent le coeur du livre. En le feuilletant dans la librairie, je me suis rendu compte qu’il contenait l’intégralité des sessions, ce qui en fait un ouvrage unique. Et puis, il y avait la préface d’Elisabeth Roudinesco, qui m’avait fort impressionné, où elle dessinait le portrait de Devereux, un personnage fantasque. Cela recouvrait deux intérêts que je peux avoir: un appétit de westerns, et de choses comme ça, et la psychanalyse. Et puis, en lisant le livre, c’est la différence entre les deux personnages, l’analysant et l’analysé. J’ai eu l’impression que cela racontait l’histoire d’un sauvage, qui est l’analyste, et d’un homme très posé et timide, le patient. L’opposition entre eux deux, lequel est le plus sauvage et lequel est le plus civilisé, plus je relisais le livre, plus je m’y plongeais de façon très forte.

Le livre était déjà présent, de manière sous-jacente, dans Rois et reine, qui en reproduisait certains passages, et où vous aviez fait du docteur Devereux une femme. Y avait-il déjà, en germe, l’intention d’en faire une adaptation?

Certainement, mais je pensais n’être pas assez mûr. Un conte de Noël a constitué un tournant: j’ai eu l’impression de faire ce que je savais faire, même si cela s’est révélé super compliqué par la suite. Au montage, j’ai eu une peur, où je me suis dit que je devais fuir l’entre soi. Et une chose que je ne savais pas faire, c’était raconter ces deux personnages qui, justement, fuient l’entre soi et ne sont pas pareils l’un et l’autre. J’avais besoin de terminer un cycle avec Un conte de Noël pour pouvoir commencer autre chose. Quant à avoir fait de l’analyste une femme, et une femme africaine, je me battais contre deux privilèges, où l’analyste est toujours un homme, et où il est toujours blanc. Cela me plaisait d’aller à contre-courant de cela, il y avait peut-être comme une citation du livre dans le fait qu’ils soient d’origines différentes.

Le livre est ardu, surtout dans sa première partie, hyper théorique. Comment avez-vous acquis la conviction qu’il y avait là un potentiel cinématographique?

C’est venu par étapes. Il y a un sous-thème dans le livre, qui est le fait que quelqu’un qui est une victime sociale ait droit à une intimité, et de se raconter à lui-même le roman de sa vie. C’est un privilège qui, là aussi, est associé d’habitude aux personnages bourgeois. Le personnage qui est une victime sociale a toujours à prouver qu’il est une bonne victime sociale. Mais quand Jimmy se retrouve avec Devereux, il parle de son intimité, et pas uniquement du fait qu’il soit une victime sociale parce qu’il est un Indien en Amérique. Du coup, le maximum de l’engagement politique que je pourrais avoir, c’est de préserver cette part de romanesque à chaque personnage, ne pas la lui enlever parce qu’il serait une victime sociale. J’ai souvent pensé à Jimmy comme à un personnage issu des livres de Thomas Hardy, comme Jude l’Obscur. J’ai voulu donner à des personnages de condition humble la noblesse qu’ont les personnages des romans de Hardy (…). Une chose qui me plaisait aussi, c’est qu’il s’agisse de deux exilés, deux déplacés: l’un vient du Montana, et l’autre vient de New York, et ils se retrouvent dans un territoire qui est un désert, le Kansas, où ils n’ont rien d’autre à faire qu’à devenir amis. Ils sont aussi exilés dans le sens où quand on est « native » et américain, on est exilé de l’intérieur. Et Devereux, étant juif de Roumanie, est aussi en exil. Ils sont tous les deux en exil de quelque chose et se retrouvent, comme deux hommes de bonne volonté, à avoir cette psychanalyse à faire. Le film est peut-être plus l’histoire de leur amitié que de la psychanalyse elle-même.

Georges Devereux veillait, dans son ouvrage, à préserver totalement l’anonymat de Jimmy Picard, se donnant beaucoup de mal pour qu’on ne puisse pas situer sa tribu d’origine. Vous, au contraire, êtes allé à sa « rencontre », au Montana. Pourquoi était-ce important à vos yeux?

C’est une double position. Au tout début de l’écriture, j’ai envoyé un ami assistant faire des repérages à Topeka, et dans cette réserve dont je pensais que Jimmy était originaire, pour trouver la tombe mentionnée à plusieurs reprises lors des sessions, celle d’un écrivain populaire auteur de westerns, à partir de laquelle il situe la maison de sa mère (…). Par ailleurs, Elisabeth Roudinesco dit que les universitaires considéraient qu’il y avait de grandes chances qu’il soit originaire d’une tribu blackfoot, et nous avons eu accès aux tapuscrits originaux de Devereux, où nous avons trouvé des corrections. Cela permettait de remettre les choses un peu en ordre. Quand mon ami est allé à Browning, j’avais néanmoins une hantise. Je me disais: « Pourvu qu’il ne retrouve pas le vrai Jimmy Picard. » Il me fallait une marge d’incertitude, d’anonymat, pour pouvoir faire naître de la fiction. Et en même temps, il y avait l’envie d’aller tourner sur place, de ne pas fantasmer là-dessus, mais d’aller filmer là où Jimmy avait vraiment grandi. C’était un engagement, dont j’imagine qu’il est lié à mon affection naturelle pour la Nouvelle Vague, mon lien au tournage en décors naturels et à coller à la réalité au plus près de ce que je peux faire.

Cela correspondait-il aussi à un désir de film américain, et à celui de vous confronter à l’Histoire et au paysage américains?

Oui, avec une nuance. Je ne voulais pas être grisé par le paysage américain. Quand cet ami est revenu, nous avons fait des dossiers avec les photos qu’il avait ramenées. Je lui avais demandé de chercher surtout ce qui pourrait correspondre à Jimmy, mais aujourd’hui. De ne pas se concentrer sur les choses d’époque, mais de rencontrer des vétérans du Vietnam, de voir en quoi consiste la vie d’un névrosé à Browning aujourd’hui, toute une dimension très humble. Une comparaison que l’on utilisait, lui et moi, c’est que je lui demandais d’aller chercher son Roubaix (la ville d’origine du cinéaste, ndlr), l’endroit où il était né, mais sans romantisme. Du coup, une fois là-bas, j’ai cherché tout ce qui pouvait être humain. Et quand j’ai eu fini, pareil. On a filmé très vite, le film s’est fait très rapidement, et j’ai cherché à chaque fois ce qui pouvait être le plus humble possible. La stupéfaction devant le paysage américain, je l’ai eue à la première projection, en me rendant compte de l’effet que cela produisait sur les spectateurs. Mais moi, c’est quelque chose que j’étais obligé de m’interdire, en m’en tenant au côté très modeste et au fait que non, pour Jimmy, naître et grandir à Browning, cela n’avait rien d’une panacée.

Tourner un film « américain » a-t-il influencé votre façon de travailler?

Je n’ai pas le goût de l’exotisme, j’ai toujours tendance à ramener à ce que je connais. J’ai trouvé le fait de tourner là-bas très proche de celui de tourner en France. Parce qu’on était obligés de condenser, j’espère que le film a un côté spectaculaire. Et comme on n’avait pas d’argent pour plus, j’ai dû tourner en six semaines, ce qui a changé mon rapport au nombre de prises, et marchait aussi avec la façon de jouer des acteurs américains. J’ai été obligé d’aller droit au but à chaque scène, et c’était assez agréable. Avoir un rapport à la Eastwood, en se disant « on fait deux prises maximum », ne m’a pas laissé de marbre. Cela m’a appris quelque chose de très fort, sans que cela ne devienne une règle.

RENCONTRE Jean-François Pluijgers, À Paris

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