Les faits divers font une entrée en force dans la littérature contemporaine. Manière de pimenter la sauce romanesque mais surtout de pousser la porte de nos déviances enfouies, comme dans le monstrueux Claustria de Régis Jauffret.

Réservoir inépuisable de la littérature policière, le fait divers est aujourd’hui un engrais prisé par les écrivains de tous bords. On savait depuis Truman Capote et son légendaire De sang-froid que le « roman vrai » pouvait porter haut les couleurs de la littérature, et éclairer d’un jour nouveau les zones les plus reculées de l’âme humaine, mais rares ont pourtant été les auteurs, hors polar, tentés de suivre son exemple. Soit qu’ils trouvaient la matière trop triviale, trop visqueuse, soit qu’ils n’avaient pas le c£ur suffisamment bien accroché pour affronter ces  » nouvelles informes » -meurtres, désastres, agressions, vols et autres joyeusetés- qui renvoient, comme le relevait Roland Barthes,  » à l’homme, à son histoire, à son aliénation, à ses fantasmes, à ses rêves, à ses peurs« . Quelques téméraires continuaient juste à alimenter la flamme. Ainsi de François Bon avec Un fait divers (1994) et surtout d’Emmanuel Carrère avec L’Adversaire (2000). Et puis voilà qu’en septembre dernier, on a vu débouler une volée de livres pétris dans la pâte de ces nouvelles sanglantes qui font frémir à l’heure du repas. Morgan Sportès, Eleanor Catton, François Beaune, entre autres, s’aventuraient sur les chemins non balisés d’existences malmenées. Le scénario devait se répéter en janvier avec une nouvelle fournée de titres célébrant ces noces rebelles. Le fait divers servant tantôt de coquetterie littéraire ( Les merveilles de Claire Castillon , lire par ailleurs), tantôt de boussole. En particulier dans le plus étouffant, le plus sidérant, le plus monstrueux des romans fourrés au fiel: Claustria de Régis Jauffret ( lire la critique page 39). L’auteur qui s’est déjà pas mal frotté aux aspérités du réel par le passé (en particulier dans Sévère, inspiré de l’affaire Stern, du nom de ce banquier trucidé par sa maîtresse) y autopsie le calvaire de cette Autrichienne séquestrée et violée -il lui fera 7 enfants…- par son père pendant 24 ans. Il nous parle de cette entreprise périlleuse qui lui a fait approcher le dernier cercle de l’enfer de Dante.

Pourquoi avoir choisi ce fait divers-là en particulier?

C’est un projet qui a germé dès que j’ai entendu l’information à la radio. J’ai tout de suite pensé à la caverne de Platon. Ces gens sont nés dans une cave et voyaient la réalité à travers la télévision. Ils connaissaient notre monde mais sans l’avoir jamais ressenti.

Quel est l’intérêt de se raccrocher à un fait divers plutôt qu’à son imagination?

Le fait divers ne m’intéresse pas en tant que tel. Je me suis inspiré de l’affaire Stern pour mon roman précédent mais c’était presque par hasard. J’avais accepté de couvrir le procès pour le Nouvel Observateur et il se fait que l’auteur du meurtre m’a donné envie d’aller plus loin parce que psychologiquement, son cas était très intéressant. C’est surtout la réalité qui me préoccupe. Or, le fait divers, c’est un peu son paroxysme.

Comment expliquer cette avalanche de romans fouillant les poubelles de l’Histoire?

J’y vois une forme de médiocrité. De grands romans ont été inspirés par les faits divers, comme ceux de Truman Capote, de Carrère ou de Sportès. Mais on sent bien que beaucoup d’écrivains suivent aujourd’hui cette voie par opportunisme. Le manque de talent, c’est malhonnête. Que ça concerne un fait divers ou pas.

N’est-ce pas une réaction à l’autofiction?

Oui, sauf qu’on ne quitte pas le réel dans ce cas. On l’aborde juste autrement. L’autofiction venait au moins des gens qui se racontaient, c’était leur vie à eux. Tandis qu’ici on peut se poser des questions sur la sincérité de la démarche. On voit ça aussi avec la guerre, omniprésente dans la littérature. C’est comme une mode. Peut-être qu’écrire sur un fait divers paraît plus simple. Alors que Claustria a été pour moi l’entreprise littéraire la plus difficile de ma carrière. Difficile parce que la réalité était épouvantable. On peut aborder n’importe quelle affaire mais il faut en payer le prix.

Comment l’Autriche a-t-elle réagi à votre livre?

C’est étonnant. Ce pays qui ne voulait plus entendre parler de cette tragédie ne parle plus que de ça depuis que mon livre est sorti. Alors qu’il n’a pas encore été traduit en allemand. Les réactions sont terribles. Comme si ce roman faisait surgir une vérité qui avait été mise sous le tapis. C’est étrange, d’autant qu’au même moment, je ne sais pas si c’est lié au roman, une nouvelle loi interdit désormais aux médias de citer le nom du père. On dit Josef F. On n’a plus le droit non plus de montrer la maison, elle doit être floutée. Alors qu’on peut dire Adolf Hitler…

Claustria est un roman mais qui flirte souvent avec l’enquête journalistique. Vous avez été sur place, vous vous mettez en scène… Les lecteurs ne risquent-ils pas de le prendre comme un document?

Ils auraient raison! Il y a des vérités dans mon livre qui ne se trouvent pas dans les documents officiels. Mon roman est plus vrai que les documents qui sont parus. Quand je dis que la cave n’était pas insonorisée contrairement à ce qui a été raconté, quand j’affirme qu’on entendait dans la maison tout ce qui se passait au sous-sol, ce sont des faits. Ce n’est pas du roman. C’est la réalité.

Donc vous comprenez que votre livre puisse être perçu autrement que comme un simple roman?

J’ai poussé la notion de roman dans ses derniers retranchements. Il y a la couche de ce que tout le monde sait, c’est-à-dire les événements, la couche de ce que j’ai découvert, la couche des choses que j’ai pressenties et la couche d’imaginaire qui est l’essence du roman parce que c’est elle qui permet de faire transparaître et cohabiter toutes ces strates. Cette superposition n’est pas gratuite. Je n’ai pas enjolivé la réalité. La fiction n’est pas là pour raconter ce qui s’est passé de façon plaisante. Tout est imbriqué et la vérité est cachée aussi dans le fait que c’est une fiction.

Comment se protège-t-on pour ne pas être contaminé par ce flot d’horreurs?

On essaie d’oublier. Quand je ne travaillais pas, je m’efforçais de ne pas penser à cette histoire. Et quand j’écrivais, j’allais ailleurs, dans un café, là où il y a du monde. J’ai cette faculté de compartimenter mes pensées. C’est une question de discipline intérieure.

Qu’est-ce qui a été le plus compliqué à gérer sur le plan littéraire?

Le plus difficile a été d’imaginer 24 années de séquestration. Une durée impossible à concevoir. A l’échelle d’un individu, 24 ans, c’est comme plusieurs siècles pour une civilisation. C’est cette durée qui fait qu’on est face à un crime continu. Chaque seconde de ces 24 années, Fritzl commet un crime. Parce qu’à chaque seconde il aurait pu les libérer et stopper leur calvaire.

Votre regard sur le père a-t-il évolué au cours de votre enquête?

C’est une ordure, il n’y a pas d’autre mot. Je ne vois aucune circonstance atténuante. Je ne vois rien qui puisse le sauver, je ne vois aucun côté sympathique chez lui. Je ne vois aucune rédemption possible. C’est juste un monstre.

Pendant toutes ces années de séquestration, il y a eu des moments de joie. Ce qui peut sembler étrange…

C’est une réalité puisqu’il y avait des enfants et donc la joie des premiers pas, des premiers mots…

Rien ne nous dit d’ailleurs qu’ils aient été malheureux dans la cave puisqu’ils n’avaient rien connu d’autre. Sur les photos prises avant que la police ne vide les lieux, on voit que l’endroit est douillet. Il y avait du parquet, des jouets, c’était confortable. Je pense d’ailleurs que les enfants auront toute leur vie la nostalgie de la cave. Comme on a tous la nostalgie de notre enfance et de notre adolescence puisque les aînés avaient 19 et 18 ans quand ils ont été libérés.

Chez vous, la fiction est avant tout un instrument de réflexion sur le réel…

La littérature s’est toujours branchée sur la réalité parce que c’est difficile de s’emparer d’autre chose et que l’imaginaire, c’est de la réalité également. Jusqu’ici c’était plutôt une tradition anglo-saxonne. On reprochait aux écrivains européens d’être trop braqués sur eux. C’est curieux, on interroge aujourd’hui les écrivains français qui s’ouvrent au monde et on ne questionne pas les romanciers américains. Comme si ça nous posait problème. Alors que bien avant les Américains, celui qui passe pour être l’auteur qui a le plus parlé de son époque, c’est Balzac et il est français… On l’a oublié mais l’Europe est le berceau de cette littérature branchée sur le réel.

L’art qui dérange suscite de plus en plus de réactions hostiles. Vous-même avez été attaqué en justice par la famille Stern suite à la publication de Sévère. Ça vous inquiète?

Je ne sais pas pourquoi on s’en prend à l’art. Les médias sont verrouillés non par la loi mais par l’autocensure. Le seul espace de liberté qui reste, c’est l’art. Jusqu’à quand les maisons d’édition ne pratiqueront pas l’autocensure, jusqu’à quand les galeries et les théâtres résisteront aux pressions? Plus très longtemps je le crains. Il faut donc être particulièrement vigilant…

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 » Ce pays qui ne voulait plus entendre parler de cette tragédie ne parle plus que de ça depuis que mon livre est sorti. « 

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